Il y eut un jour et il y eut une nuit, Abdijamil Nourpeissov
Il y eut un jour et il y eut une nuit, traduit du russe par Athanase Vantchev de Thracy, janvier 2013, 530 pages, 25 €
Ecrivain(s): Abdijamil Nourpeissov Edition: L'Âge d'Homme
Entre l’odyssée et la fresque élégiaque
Ce magnifique roman est scindé en deux parties narratives. L’auteur évoque dans la première séquence intitulée « Il y eut un jour » la relation difficile et conflictuelle entre Jadiguer, « Un homme de haute taille, au visage basané » et « au caractère de chien », et son épouse Bakizat, qui s’est mariée par dépit après avoir été rejetée par Azim, l’ami commun des deux. Tout au long de cette partie, le lecteur sent monter la tension dramatique et tragique. Quelque chose gronde, les blocs de glace vont forcément se fissurer sous les pieds de nos protagonistes.
L’écriture est dense et introspective. En effet, Abdijamil emploie le deuxième pronom personnel du singulier lorsqu’il s’apprête à « entrer » dans la tête du personnage intéressé pour restituer sa pensée au lecteur. Ce procédé façonne toute la grammaire du roman. C’est sa liturgie.
En effet, la progression de l’intrigue se fait pas à pas grâce à la superposition des différents monologues intérieurs du trio amoureux : Jadiguer-Bakizat-Azim. Chacun exprime ses doutes, ses angoisses et ses rancœurs. Dans cette première partie, Azim représente une menace pour le couple. Il est celui aimé et regretté par Bakizat qui n’a jamais pu aimer son époux qu’elle trouve trop lointain. Ce dernier contrairement à Azim ne convoite ni carrière ni pouvoir. Il se contente de mener à bien sa tâche de chef d’une kolkhoze dans un village d’Aral rongé par les méfaits de l’homme dont Azim est un des représentants.
L’auteur au travers de son personnage Jadiguer dénonce le désastre écologique frappant cette partie du monde et particulièrement la mer d’Aral. Son assèchement est dû à la culture intensive du coton et à la mise en place des barrages empêchant les eaux des fleuves de se déverser dans cette mer intérieure : « Oui, la mer avait rapetissé, s’était retirée loin de ses anciens bords et avait dénudé d’une façon déplaisante le fond des golfes et des baies… ».
Ce désastre engendre aussi d’autres conséquences dramatiques telle la naissance d’enfants difformes : « Les armes chimiques et bactériologiques produites et testées sur l’île de la Renaissance depuis presque un demi-siècle ont déjà sûrement eu le temps d’imprégner tout son sol et d’empoisonner son air et sa végétation. Il faut supposer que ce n’est pas sans raison qu’on rencontre dans ces contrées des mutations monstrueuses chez les hommes et les bêtes ».
Le fils de Bakizat et de Jadiguer est une des victimes de ces expériences sur la nature. L’évocation des drames humains liés aux conduites insensées de l’homme est racontée avec beaucoup d’émotion et de compassion par l’auteur. Celui-ci est empathique vis-à-vis de la souffrance du peuple et des pêcheurs de l’Aral qui peinent à trouver de la nourriture pour leurs familles. Les descriptions sont nombreuses. Elles constituent une très grande part dans la structure narrative du roman. Elles deviennent des tableaux vivants et vibrants d’émotions. Ce sont des chants homériques car le verbe de Abdijamil Nourpeissov est puissant. Comme le souligne son traducteur Athanase Vantchev de Thracy : « Le style de Nourpeissov est vigoureux, sensible, élégant, au plus près de la vérité des êtres. Ses phrases sont pleines d’une harmonie organique et spontanée. (…) Nous sommes en présence d’un livre dense et foisonnant, poétique en diable ».
Ce talent poétique atteint son paroxysme dans la deuxième partie « Il y eut une nuit », la partie sombre du roman puisqu’elle s’intéresse à la chute des héros et met les personnages face à face avec la réalité. C’est l’heure du choix et de la désillusion pour Bakizat qui va tout perdre en une nuit. La douleur, le regret prennent les accents de la complainte.
Il y eut un jour et il y eut une nuit est un roman à la fois historique et une fresque qui tour à tour glorifie et blâme les actions humaines : « Comme ont proliféré dans un monde ces réorganisateurs zélés de la nature ! En se faisant les uns les autres chorus, comme s’ils rivalisaient entre eux, sans honte ni trace de conscience, pleins d’émulation, ils appellent à faire remonter les rivières, à assécher les lacs, à abattre les arbres par forêts entières, à plonger des milliers de puissantes foreuses dans le corps de la terre. Ainsi ils déchirent de génération en génération de leurs crocs d’acier, font sauter à la dynamite, creusent, éventrent en retournent, sans laisser intact le moindre endroit, ce petit globe bleu qui, en réalité, tout comme eux est un petit être bien vivant ».
C’est un roman riche et foisonnant par sa dimension historique sur une région encore méconnue pour beaucoup. Le lecteur fera ici un voyage qu’il ne regrettera pas une fois l’ouvrage refermé.
Victoire Nguyen
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