Idaho, Emily Ruskovich
Idaho, mai 2018, trad. américain Simon Baril, 359 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Emily Ruskovich Edition: Gallmeister
D’aucuns pourraient se plaindre du foisonnement des procédés de narration dans ce roman. Ils auraient tort car, quand des modes scripturaux sont aussi maîtrisés, aussi sculptés, ce ne sont plus des procédés mais bel et bien un authentique talent d’écrivain.
Emily Ruskovich nous offre un roman polyphonique époustouflant, dans lequel les personnages sont littéralement étouffés dans des jeux terrifiants de mémoires croisées, où chacun, chacune, s’approprie la mémoire de l’autre pour questionner l’énigme effroyable qui court tout au long du récit : non pas qui, mais pourquoi a-t-on tué la petite May, âgée de 6 ans ? Pourquoi sa mère, Jenny, s’est-elle retournée dans le pick-up et a-t-elle frappé sa petite fille d’un coup de hachette ?
Que les choses soient claires : ce roman n’a absolument rien d’un polar. C’est un roman où l’amour court de bout en bout, amour conjugal, parental, amitiés fortes, ce qui constitue en soi une énigme pour une histoire qui commence par un meurtre d’enfant. Le lecteur est très vite pris dans un engrenage narratif qui le dévore, l’angoisse, l’obsède au point d’y penser entre deux moments de lecture. Pourquoi donc, mais pourquoi ?
Les allers et retours dans le temps, les focalisations changeantes d’un personnage à l’autre, ajoutent, page à page, un peu plus de questions, d’étrangeté. A la question du pourquoi, vient vite s’ajouter – en fait presque simultanément – la question de qu’est devenue la deuxième fille, June, 9 ans, qui disparaît au moment même où le drame se joue, dans les minutes qui suivent. Double obsession pour Wade, le mari de Jenny, pour Ann, sa nouvelle femme après que son couple avec Jenny se fut défait. A l’enfermement des êtres – celui de Jenny dans sa prison à vie – celui de Ann et Wade dans leur frayeur et leur maison en haut de la montagne dont on ne peut quasiment sortir pendant les longs mois d’hiver, répond l’enfermement des souvenirs, de la vérité (possible ?).
Se peut-il, se peut-il seulement que la cause du meurtre soit une chansonnette fredonnée quelques instants avant le geste fatal par la petite May ? Se peut-il seulement ?
La vérité qui se dérobe, comme peu à peu va se dérober la mémoire de Wade, frappé d’une maladie héréditaire, une sorte d’Alzheimer impitoyable, offrant à Wade un dernier isolement, définitif et total celui-là. Celui qui le fait passer de l’autre côté, là où la vérité est non seulement à jamais perdue mais aussi insignifiante. Comme cette tache de boue.
« Il a reculé légèrement. Il cherche à se concentrer sur quelque chose, à détourner sa propre attention. Par la fenêtre, il regarde en direction de leur jardin. Une tache de boue séchée sur la vitre ? Il la touche. Il frotte légèrement avec son doigt, comme pour l’enlever, mais elle est de l’autre côté du verre.
Cette tache de boue ne se trouve pas dans le même univers ».
Et comme une basse continue dans un aria ostinato, revient encore et encore, LA scène initiale, celle vue cette fois par June, juste avant sa disparition.
« La main droite de Jenny se déplace avec une grâce vive et habile, d’abord devant elle, frôlant le tableau de bord, puis, avec une très légère rotation de son corps, derrière elle, à travers l’espace entre les deux sièges avant. Un brusque arc de vie, et la hachette s’abat sur May.
Sa sœur s’écroule paisiblement ».
Ce moment de « grâce » qui vient habiller un infanticide, embrouillant les pistes de la perception du monde, effaçant les frontières entre le bien et le mal, la haine et l’amour qui jamais ne cesse. C’est Elizabeth, compagne de cellule de Jenny, qui perçoit cet entre-deux, ce point de suspension, cette ligne de crête qui fait basculer la vie d’un enfant et d’une mère.
« La distance séparant la hachette et une mère qui aime son enfant de tout son cœur n’est jamais bien grande ; la mère n’a qu’à abattre son bras et c’est terminé. La haine, l’amour s’embrouillent dans cet espace à l’intérieur d’un murmure, quand les mots n’ont plus d’importance, quand le bébé est à moitié endormi et que vous pouvez l’emmener tout au bout, rien qu’avec le son de votre voix. When the bough breaks, the cradle will fall. Chantez ça aussi doucement que vous voulez, les mots serrent les dents. Rien n’empêchera l’enfant de tomber ».
Ajoutez à cette histoire fascinante le style d’Emily Ruskovich, qui ne l’est pas moins (et la traduction parfaite et soyeuse de Simon Baril) : une écriture allusive, légère, qui glisse le soupçon, la crainte, l’angoisse. Une écriture par touches qui confine souvent au chant poétique.
« Pendant des semaines, c’est ainsi qu’elle vit son chagrin. Mais elle parvient aussi à voir au-delà, et ce qu’elle voit, c’est la fin de leur moment sur terre. Il est enfin terminé ; il est mort avec Wade. Dans quelques années, le monde entier – la poussière, les chardons, les pierres, le feu – se remettra du bref moment où les Mitchell ont vécu et où Jenny les a détruits. Comment une telle rupture, du temps, de la terre, du cœur humain, pourrait-elle être réparée ? Comment guérir de ce jour d’août, quand toutes les choses se sont séparées, se sont brisées en morceaux qui, en un instant, se sont perdus les uns les autres ».
Un premier roman d’une tenue magistrale, et qui en appelle d’autres de cette toute jeune auteure.
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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