Hymne à l’amitié, Friedrich Nietzsche (par Marie-Pierre Fiorentino)
Hymne à l’amitié, Friedrich Nietzsche, traduction de Nicolas Waquet, 125 pages, 8,50 euros.
Edition: Rivages poche
« L’un va trouver son prochain parce qu’il se cherche,
l’autre parce qu’il voudrait se perdre.
Votre mauvais amour de vous-même
fait de votre solitude une prison. »
Nietzsche
Cette anthologie ne passionnera guère les connaisseurs de Nietzsche. Les raisons tentant de la justifier, exposées dans la préface, ne les convaincront qu’à demi.
Pourtant, en balisant un parcours autour d’une notion, l’amitié, cette publication offre aux néophytes l’opportunité de découvrir quelques constantes de l’œuvre sans avoir à surmonter l’obstacle du labyrinthe toujours fascinant mais souvent déconcertant des livres dont sont extraits les textes choisis et rassemblés ici.
Le néophyte, donc, constatera que la philosophie ne se déploie pas seulement, comme il pouvait le croire ou le craindre, sur de longues pages argumentatives au vocabulaire hermétique. Car lorsque Nietzsche délaisse l’aphorisme, sa forme de prédilection, il se fait poète ou conteur comme dans Ainsi parlait Zarathoustra dont les extraits constituent environ un tiers du recueil.
Ouvrage écrit dans la fulgurance de l’inspiration, il est probablement le plus célèbre du philosophe et révèle sa finesse psychologique autant que la profondeur de ses paradoxes : « Mes frères, ce n’est pas l’amour du prochain que je vous conseille : je vous conseille l’amour du plus-lointain. Ainsi parlait Zarathoustra. »
Mais ces accents prophétiques ne doivent pas faire oublier que Nietzsche est de formation classique.
Ainsi est-il, à ce titre, un lecteur attentif des Anciens qu’il ne manque pas de citer. Cette référence s’avère ici d’autant plus nécessaire que, comme Nietzsche le souligne à propos des Grecs dans un aphorisme extrait de Humain, trop humain, « eux seuls, de tous les peuples, ont soumis l’amitié à un examen profond, varié ». Mais comme presque toujours chez le philosophe, l’hommage ne va pas sans la critique. Bâtir une pensée à partir des penseurs qu’on a admirés, jeune, n’est-ce pas nécessairement bâtir contre ( la faille qu’ils n’ont pas su débusquer, l’obstacle qu’ils n’ont pas franchi… ) ?
Si Nietzsche se vantait de philosopher à coups de marteau, une façon d’exprimer son entreprise de démolition d’un système intellectuel et moral épuisé par ses contradictions, il fut aussi le fondateur d’une approche « généalogique », pour reprendre son expression, des mentalités occidentales.
Il n’échappe cependant pas à certains de leurs préjugés, en particulier lorsqu’il s’agit des femmes. Comment ne pas confondre avec de l’amour l’amitié qu’elles noueraient avec des hommes ? L’amour, répond Nietzsche, quel que soit son objet, est toujours « désir de possession ». Pourtant, « il y a çà et là sur terre une sorte de prolongement de l’amour auprès duquel ce désir avide qu’éprouvent deux personnes l’une pour l’autre fait place à une convoitise et une aspiration nouvelle, à la soif commune, supérieure, d’un idéal qui les dépasse. Mais qui connaît cet amour ? Qui l’a vécu ? Son vrai nom est l’amitié. » (Le Gai Savoir)
Mais Nietzsche a-t-il tant que cela écrit sur l’amitié ? Peut-être l’a-t-il assez pratiquée pour n’en avoir pas besoin. Et puis c’est tout de même dans l’inimitié que sa puissance incisive et son ironie font merveille. C’est pourquoi il est aussi fréquemment question, dans l’anthologie, d’ennemis que d’amis, tant il est courant que la même personne tienne successivement les deux rôles.
Alors terminer le recueil avec un extrait de Le Cas Wagner peut paraître étrange eu égard au thème central. C’est en réalité habile. Nietzsche puise dans son expérience, en l’occurrence la fougue initiale qui le poussa vers le compositeur, puis leur relation quasi paternelle qui semblait inaltérable avant la plaie ouverte par le sentiment d’avoir été trahi.
La brièveté du recueil permet de lire le philosophe comme il nous le conseillait : lentement. Le format, comme il l’aurait aimé, lors d’une pause pendant une promenade solitaire dans un lieu sauvage ou un pays étranger. Surtout, la sélection exprime le cœur de la philosophie nietzschéenne : la part nécessaire de cruauté envers les autres et envers soi-même inhérente à toute existence digne de ce nom.
Marie-Pierre Fiorentino
L’auteur
Né le 15 octobre 1844, Friedrich Nietzsche est marqué par la perte successive, dans sa petite enfance, de son père, pasteur, puis de son frère cadet. Elevé par sa mère, il se détourne des études de théologie pour la philologie. Son ouvrage La naissance de la tragédie ( 1872 ), lui vaut la reconnaissance de Wagner dont il devient un proche. Souffrant de violentes migraines et d’autres maux, il est mis à la retraite en 1881 par l’Université de Bâle où il enseignait. Commence une errance entre Suisse, sud de la France et Italie. Il tombe amoureux de Lou Salomé qui refuse de l’épouser, écrit des livres qui auront un succès posthume. Sa vie est faite d’amitiés fortes, de ruptures, de réconciliations, comme avec sa sœur Elizabeth. Victime d’une crise de démence en 1889, il meurt le 25 août 1900 après dix ans d’un état quasi végétatif dont il ne sortait qu’épisodiquement pour se livrer à la passion de sa vie : la musique.
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