Huysmans, Romans et nouvelles en la Pléiade (1) - Marthe, histoire d’une fille, Joris-Karl Huysmans (par Yann Suty)
Marthe, histoire d’une fille, septembre 2019, 1856 pages, 66 € jusqu’au 31 mars 2020
Ecrivain(s): Joris-Karl Huysmans Edition: La Pléiade Gallimard
Toute œuvre littéraire commence par… un premier livre publié. Certains écrivains peuvent faire des débuts tonitruants alors que, pour d’autres, un premier livre n’est qu’un coup d’essai, mais qui peut aussi poser les fondations de l’œuvre à venir. Aujourd’hui, Joris-Karl Huysmans fait son entrée dans la prestigieuse Collection de la Pléiade. Cette édition permet d’apprécier la trajectoire de l’auteur. Son premier roman, Marthe, histoire d’une fille, date de 1876. Huysmans est alors âgé de 28 ans. En postface, il précise qu’il a terminé son ouvrage précisément à ce moment-là, soit juste avant un roman de Goncourt consacré également à la prostitution. Qu’on ne l’accuse donc pas d’avoir copié !
Marthe est un court roman, quasiment une novella, menée à un rythme assez soutenu, où l’auteur enchaîne les séquences. Comme son titre l’indique, c’est l’histoire d’une fille. L’histoire ou plutôt à son chemin de croix, car rien ne va bien se passer pour Marthe. Quand s’ouvre le roman, elle vit ce que l’on pourra considérer, rétrospectivement, comme un moment de plénitude. Elle travaille alors dans un cabaret, le théâtre de Bobino, en tant que chanteuse. Les spectateurs raffolent de son numéro, car sa beauté les subjugue.
D’ailleurs, elle reçoit la lettre d’un admirateur, qui s’avérera un journaliste, et qui n’aura pas besoin de beaucoup s’employer pour la ramener chez lui… Auparavant, Marthe a déjà bien vécu. Alors qu’elle travaillait dans un atelier en tant que souffleuse de verre, elle avait rencontré un homme, elle était tombée amoureuse puis enceinte, mais homme et enfant étaient décédés suite à une vague de froid invivable quand on n’a pas les moyens de se chauffer.
Pour vivre, Marthe dut se prostituer, avant d’être « sauvée » par un comédien, Ginginet, qui l’engage dans sa troupe. « A défaut de talent, elle est jolie, c’est le principal au théâtre ». Mais le sauveur pourra aussi se révéler le pire des tortionnaires, comme si, pour la jeune femme, chaque rencontre était un moyen de l’enfoncer dans les profondeurs après, toutefois, une période d’espoir. Mais pour cet homme, Marthe, de toute façon, aime être maltraitée : « N’est aimé que celui qui cogne ». Parfois, son destin semble un peu forcé, comme si Huysmans prenait un certain plaisir à avilir son personnage. Marthe ne prend que des mauvaises décisions, ou elle tombe sur des personnes mauvaises qui ne chercheront qu’à l’exploiter. Il n’y a, en fait, aucune issue possible pour elle, à croire que, si on a été une prostitué un jour, on le sera toujours. Et que l’on ne peut pas tomber plus bas.
Mais peut-être est-ce aussi parce que Marthe a cette « attraction du vide » selon la belle formule de l’auteur. Tout ce qu’elle entreprend ne fait qu’ajouter une ligne de plus sur sa tombe. Du coup, il y a un côté un peu mécanique, comme si elle était conditionnée et qu’elle n’avait pas les moyens de se sortir de là. Il faut dire aussi qu’il devient de plus en plus difficile pour elle de s’élever vu la condition dans laquelle elle se retrouve peu à peu. Et l’alcool n’aide pas forcément…
« C’était, du reste, une singulière fille. Des ardeurs étranges, un dégoût de métier, une haine de misère, une aspiration maladive d’inconnu, une désespérance non résignée, le souvenir poignant des mauvais jours, sans pain, près de son père malade ; la conviction, née de rancunes de l’artiste dédaigné, que la protection acquise, au prix de toutes les lâchetés et de toutes les vilenies, est tout ici-bas ; une appétence de bien-être et d’éclat, un alanguissement morbide, une disposition à la névrose qu’elle tenait de son père, une certaine paresse instinctive qu’elle tenait de sa mère, si brave dans les moments pénibles, si lâche quand la nécessité ne la tenaillait point, fourmillaient et bouillonnaient furieusement en elle ».
Huysmans est un naturaliste. Il procède à de nombreuses descriptions précises, mais par petites touches et paragraphes très courts. On se retrouve immergé dans les rues de Paris de la deuxième partie du XIXe siècle, avec ses personnages pittoresques, à l’argot bien choisi. L’auteur n’évite pas un certain manque de subtilité, avec un ajout parfois intempestif de qualificatifs et d’adjectifs, ou bien des formules à la légèreté discutable (et qu’il reconnaîtra d’ailleurs par la suite, comme s’il s’agissait d’erreur de jeunesse ou d’un passage obligé dans son apprentissage du métier). Quelques exemples parmi d’autres : « Léo l’avait ramassé, un soir en se baissant, et elle avait poussé chez lui avec l’indifférence des plantes vivaces », « La tirade éjaculée par la bonde de cette cuve humaine » (pour décrire une femme à la forte corpulence). « L’on sent bien que la prochaine dispute en engendrera d’autres, mais la misère dégrise. Grâce à elle, le vin de l’amour est bien vite cuvé ».
Marthe est un roman sur une prostituée mais, à une époque, où cette activité ne peut pas être décrite de façon trop crue. D’ailleurs, Huysmans a d’abord fait éditer son livre en Belgique et a essayé de le faire passer en contrebande en France, où il a été interdit. Aujourd’hui, on ne s’émouvrait sans doute pas pour si peu. Le côté mécanique peut paraître un peu vieilli. Le roman serait sans doute tombé dans l’oubli si l’auteur n’avait pas eu cette carrière. Mais il faut bien commencer par un premier livre.
Yann Suty
À rebours offre à Huysmans une place à part dans le paysage littéraire. En 1884, ce fut une déflagration. Barbey réutilisa la formule par laquelle il avait salué Les Fleurs du Mal : après un tel livre, l’auteur n’a plus qu’à choisir « entre la bouche d’un pistolet et les pieds de la croix ». Mais cette formule ne rend pas compte de l’extraordinaire nouveauté du roman. Avec le personnage de Des Esseintes, Huysmans saisit l’essence de la fin-de-siècle : l’heure est à la névrose. S’il est bien le roman d’une génération, salué par Mallarmé, et inspirateur notamment du Portrait de Dorian Gray, À reboursopère une percée vers le XXe siècle.
Cet arbre ne devrait pourtant pas cacher la forêt romanesque de Huysmans. Roman naturaliste, Marthe, histoire d’une fille (1876) – qui fut interdit en France – lui permet de se lier avec Zola, à qui est dédié Les Sœurs Vatard en 1879. Sac au dos (1877 et 1880) est une courte et burlesque épopée de la guerre de 1870. En ménage (1881) décrit l’itinéraire d’André Jayant, romancier raté, célibataire en proie à des « crises juponnières » : l’un des meilleurs romans de Huysmans, selon le héros de Soumission de Michel Houellebecq, qui s’y connaît. Puis vient le Folantin d’À vau-l’eau (1882). Il est Huysmans, l’homme moderne, M. Tout-Le-monde, personne. Il a renoncé à tout, sauf à se nourrir ; c’est l’« Ulysse des gargotes », disait Maupassant. À vau-l’eau est un très grand petit livre. Mais Huysmans suffoque dans le « cul de sac » naturaliste. À rebours marque le tournant que l’on sait. En rade (1887), c’est le rêve avant Freud, ou le passage du naturalisme au surnaturel. Là-bas (1891) est le roman du satanisme, et En route (1895) le livre de la conversion et une autobiographie spirituelle.
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