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Humus, Gaspard Koenig (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal 20.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, J'ai lu (Flammarion)

Humus, Gaspard Koenig, Editions J’ai Lu, août 2024, 512 pages, 8,90 €

Edition: J'ai lu (Flammarion)

Humus, Gaspard Koenig (par Didier Smal)

 

Roman moderne sur la modernité, Humus a subi sur ce même site un coup de griffe assez virulent ; sa réédition dans une Collection de Poche est l’opportunité de le réévaluer à la (légère) hausse.

Certes, il a été couronné de pas moins de trois Prix (Interallié, Jean-Giono et Transfuge) et a été finaliste du Goncourt en 2023 ; ce n’est pas un tort en soi et on peut même y voir de la clairvoyance de la part de jurys qui ont su reconnaître un roman de l’époque et sur l’époque, même si l’on doute de la lisibilité de Humus dans vingt ans, tant il est justement ancré dans notre époque, tant il a à cœur de la dire sans grand recul – juste ce qu’il faut d’humour et de dérision, parfois dirigée au passage contre Koenig lui-même, puisqu’il montre des Young Leaders dignes dans leur vacuité et leur férocité prédatrice d’un American Psycho alors qu’il fut lui-même de deux promotions différentes de cette élite auto-désignée.

Pour autant, le biais choisi par Koenig pour dire cette époque a le mérite de l’originalité : le lombric, découvert par deux étudiants d’AgroParisTech, Arthur et Kevin, lors d’une conférence d’un certain Marcel Combe, spécialiste et défenseur de la bête : « Ver de terre, d’abord, ce n’est pas très gentil comme nom, c’est fait pour blesser. Il vaut mieux parler de lombrics pour leur redonner un peu de dignité scientifique. Famille : lombricidae. Espèce : lombricus terrestris. Et ces lombrics représentent la première biomasse animale terrestre. Autrement dit, si on les met tous sur une balance, ils pèseront plus lourd, et de loin, que les Homo sapiens, les éléphants et les fourmis réunis. Pour donner un ordre de grandeur, il y en a entre une et trois tonnes à l’hectare, en tout cas dans les sols où l’homme n’a pas posé ses sales pattes ». À partir de cette découverte, ces deux jeunes gens aux origines sociales différentes (un fils d’avocat parisien, un fils de paysans limousins) vont connaître, dans un avenir proche (on parlera ici d’anticipation, et non de science-fiction), deux chemins que tout semble opposer : Arthur effectuera un retour aux sources, inspiré par Thoreau et son Walden, sous la forme d’une ferme familiale où il faut « réparer les dégâts causés par [s]on grand-père », c’est-à-dire faire revivre un sol tué par les pesticides grâce aux lombrics ; Kevin pensera d’abord se lancer « petite entreprise de vermicompostage pour particuliers » à destination du « bobo aux mains lisses », puis se retrouvera, après un passage à HEC, à la tête d’une start-up proposant aux grandes entreprises et aux collectivités de recycler leurs déchets organiques grâce aux lombrics.

Ces deux destinées, Koenig en décrit le cheminement sans afficher de claire préférence pour aucune des deux, et c’est l’une des qualités d’Humus : il serait aisé de faire pencher le cœur du lecteur vers Arthur, dans une perspective écologiste, avec un happy-end politique où son expérience, conclusive, deviendrait un exemple pour la France, l’Europe, le monde – il n’en est rien. À vrai dire, cela n’enlève rien au plaisir de la lecture que de dire que, dans une perspective houellebecquienne, tant Arthur que Kevin connaîtront l’échec, chacun selon une dramaturgie différente, comme si l’auteur voulait avant tout décrire deux relatives descentes aux Enfers, aux chemins pavés de bonnes intentions écologistes. Désespérant ? Oui, en un sens, et c’est en cela que Humus est bien un roman moderne : aucune épiphanie, aucune révélation, malgré des moments lumineux, pour ces deux jeunes hommes modernes, comme si la société devait à tout prix l’emporter – même si ces deux échecs sont bien leurs, car les deux projets connaîtront leur heure de gloire sans eux.

La modernité, Koenig la montre aussi au travers des comportements des personnages, en particulier la sexualité de Kevin, qui refuse toute étiquette car il « aimait les corps, voilà tout, quel que soit l’organe qui se trouvait entre leurs cuisses. Il aimait les êtres, quelle que soit l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ». Malheureusement, Koenig rate tout à fait les quelques scènes de sexe de son roman, à moins qu’il s’agisse pour lui de montrer des rapports purement consuméristes et tristes, dans une visée ultra-libérale – on revient à l’impression d’une narration houellebecquienne. La modernité est aussi à l’œuvre dans les propos des personnages, qui, comme chez Maupassant, servent à les typer ; c’est une des élégances de l’auteur que de n’émettre que peu de jugements sur ses personnages, même un personnage très secondaire tel le photographe de Libé : il se contente de les montrer et les laisser s’exprimer. Philippine, la collaboratrice de Kevin, se dévoile ainsi affairiste intransigeante dénuée de tout sentiment, qui se sert de l’époque quand bon lui semble, y compris la posture féministe voire castratrice.

Bien documenté, héritier d’une longue lignée réaliste, de Balzac (comment ne pas penser à Rastignac comme modèle pour Kevin ?) à Houellebecq, Humus, sans rien révolutionner et avec un talent certain pour une narration fluide aux dialogues percutants, tend à notre époque un miroir, fêlé, piqueté, prêt à se briser ; cela suffit pour être remarquable, même s’il est certain que, comme nombre de romans aux intentions identiques, le lire à nouveau est garant d’une forme de déception : tout est dit au premier abord, et nulle vérité sous-jacente n’y est à découvrir.

 

Didier Smal

 

Gaspard Koenig (1982) est un philosophe, essayiste, romancier et homme politique français. Son œuvre est composée d’une quinzaine d’ouvrages.



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A propos du rédacteur

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.