Humeur noire, Anne-Marie Garat (par Sylvie Ferrando)
Humeur noire, Anne-Marie Garat, février 2021, 304 pages, 21,80 €
Edition: Actes Sud
A l’occasion d’une visite au musée d’Aquitaine de Bordeaux, la ville où elle est née, où elle remarque un cartel didactique sur l’esclavage, dont la rédaction la choque profondément, Anne-Marie Garat revient sur ses années de formation, son engagement en tant que professeur de lettres, puis de cinéma au lycée expérimental de Montgeron. « J’ai donc gagné ma vie et mon entière liberté d’écrire en étant prof de lycée dans l’Education nationale, comme pas mal d’écrivains d’ailleurs ».
L’auteure nous livre ses interrogations sur le « métier d’écrivain » qui, comme celui de professeur, tiendrait soi-disant de la « vocation », comme un « idéal de vieux romantisme ». Toujours pour elle le temps d’écrire a été pris sur celui d’enseigner, sur celui de la vie courante : « Ecrire n’est pas un métier, mais un rapt, un libre choix d’existence », dû à une « addiction monomaniaque à la lecture, à l’écriture ».
De même qu’« une première lecture baptise », que le premier souvenir, la première impression d’un roman est « une sorte d’archive mentale, de palimpseste de tous les autres », de même, le berceau de l’enfance, le lieu d’origine est le sceau du souvenir personnel, la marque du destin à venir. A la manière d’Augustin d’Hippone dans ses Confessions, Anne-Marie Garat se lance dans l’exploration minutieuse de son passé bordelais.
Issue d’un milieu ouvrier, d’un père apprenti à 14 ans à la Chocolaterie Louit, d’une mère réalisant tour à tour des travaux de couture ou de ménage, selon les besoins, Anne-Marie Garat est ipésienne pour préparer les concours de l’enseignement secondaire.
En 2002, elle participe à la mission Lang-Tasca, qui a pour objectif de « généraliser les arts dans le système éducatif […] comme pivot et moteur des apprentissages fondamentaux », ce qui donnera naissance aux classes à PAC (Parcours Art et Culture). Mais cette expérience bien qu’enrichissante la déçoit : la littérature n’y figure pas en tant qu’art et la mission est une impasse pour la littérature dite générale ; seule la littérature de jeunesse y est représentée. « Or [nous dit Anne-Marie Garat], quoique florissant, le livre de jeunesse ne crée en rien un lectorat durable, comme escompté : cela se saurait depuis près de quarante ans qu’il domine le marché sans produire un rajeunissement ni une augmentation de la population des lecteurs adultes ».
Selon Anne-Marie Garat, la littérature reste parent pauvre sur la scène des arts : « Le salon traditionnel continue d’asseoir l’auteur derrière sa pile de livres à dédicacer ». On ne parle pas de littérature, on ne parle pas de lecture, on parle du livre, ce bien marchand. On est encore loin du « temps lent des médiations consacré à l’autre, à commencer par le bercement narratif du conte déposé à l’oreille de l’infans ».
Le petit cartel didactique de l’exposition bordelaise, si idéologiquement orienté, si ultra-vulgarisé qu’il en devient fallacieux, ravive cette blessure. Le temps des lectures, des récits est prioritaire dans la maîtrise de la langue.
Ce petit texte didactique qui soulève la colère est également un prétexte, ou plutôt une occasion pour Anne-Marie Garat de faire un très documenté retour sur l’esclavage bordelais, car Bordeaux fut une ville négrière, et il faut s’en souvenir et s’en indigner. L’histoire de deux esclaves bordelaises de la fin du XVIIIe siècle, Modeste Testas et Marie-Louise Charles, vient en témoigner. Il s’agit de faire œuvre d’histoire car « Le présent c’est l’actualité du passé », selon l’historien Patrick Boucheron. « Il n’existe pas plus d’homme noir que de blanc. Il n’existe que l’homme en son universalité et sa diversité ». Mais le syndrome de la persécution « ne s’efface pas d’un coup de gomme soixante ans à peine après l’abolition de l’indigénat, puissant avatar colonial de l’esclavagisme ».
Le livre est une prise de parole insurgée, une prise de position engagée, une mise au point teintée d’« humeur noire », c’est-à-dire de colère, de dépit et de mélancolie.
Sylvie Ferrando
Née en 1946 à Bordeaux, Anne-Marie Garat est romancière. Elle a obtenu le Prix Femina pour Aden (1992), et elle est l’auteure d’une trilogie : Dans la main du diable (2006), L’Enfant des ténèbres (2008), et Pense à demain (2010). Ayant longtemps enseigné le cinéma et la photographie, elle fut chargée de mission, auprès de Jack Lang, pour l’enseignement du cinéma à l’école. Ses derniers romans parus sont : La Source (2015), Le Grand Nord-Ouest (2018), et La Nuit atlantique (2020).
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