Horizons, Pierre Barachant (par Murielle Compère-Demarcy)
Ecrit par MCDEM (Murielle Compère-Demarcy) le 02.02.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Editions Douro
Horizons, Pierre Barachant, éditions Douro, Coll. La Bleu-Turquin, novembre 2022, 150 pages, 19 €
L’horizon est ce qui s’imagine, depuis le cadre. Si le cadre comble l’imaginaire de la forme, il en fait se déployer en substance une poétique inspirante inépuisable. Baudelaire l’aura rappelé avec le cadre infini… Si la limite multiplie l’énergie en la canalisant, regarder l’horizon peut ainsi multiplier les points de vue sur le monde. Et cet horizon ne gagne-t-il pas encore en profondeur par la multiplicité des regards qui s’y portent ?
Dans Horizons de Pierre Barachant, paru en novembre 2022 aux éditions Douro dans la Collection La Bleu-Turquin dirigée par Jacques Cauda, regarder l’infini se déploie sur l’axe de trois points de vue articulés autour du mystère d’une existence partagée. Jonas, Julienne et Ania, frère et sœurs, répondent à la question narrative « Qui parle ? » en proposant leur interprétation personnelle autour d’une vie familiale pour le moins trouée d’énigmes. Pourquoi leur mère s’absentait-elle si souvent du domicile au temps de leur enfance ? Pourquoi leur père ne leur a-t-il jamais expliqué les raisons de cette absence en pointillés ?
Nous savons que ce que nous sommes incapables d’expliquer, surtout à l’âge de l’enfance, peut laisser libre court à des interprétations dramatisantes, voire des extrapolations traumatisantes… Le traumatisme, dû aux absences inexpliquées et répétées d’une mère durant trois à quatre jours successifs, existe. Ses symptômes se manifestent chez l’une des enfants, l’aînée, qui prendra l’habitude de vivre au jour le jour en comptabilisant le temps qui lui reste à vivre même dès son jeune âge, « en se basant sur l’espérance de vie moyenne d’une femme dans notre pays », en plaçant ses jours, « ces jalons » comme ligne d’horizon ; Jonas quant à lui, le garçon qui a vécu ces périodes de l’enfance « dans un état de tension permanente (…) », affirme : « nous étions dans l’état d’esprit d’un condamné à mort qui ne saurait jusqu’à la dernière minute s’il peut espérer la grâce ou s’il va recevoir le coup de grâce ».
La définition préliminaire du roman rappelle la limite inclue dans tout horizon. Et si cette limite est circulaire, plusieurs observateurs n’en saisiront pas la même réalité d’autant que, nous le savons aujourd’hui, la rotondité de la terre rend l’arc-en-ciel inaccessible… Cet obstacle est exprimé par Jonas au début du roman :
Le bonheur n’était-il pas lui aussi à l’image de l’horizon : vous pouviez l’embrasser d’un regard circulaire, mais de là à l’atteindre…
D’ailleurs, avec beaucoup d’humour le préfacier Pierre Rode signale lui-même que « l’œuvre à suivre est, tout bonnement insaisissable, le titre l’indique, vous l’aurez saisi ». Retenons de cette drôle de préface drôle (que nous n’aurons pas sautée mais bel et bien lue…) les traits relevés au sujet de ce roman Horizons : l’élégance du subjonctif, la finesse d’un bon tempo, l’atmosphère maritime, le « rythme ternaire, lumière Turner »…
Si Ania semble être la plus paisible et la plus pacifique de la fratrie (« Ania semblait vivre dans un monde où le mal n’existait pas »), Julienne, quant à elle, est la plus audacieuse, s’affirmant rebelle, devenant facilement l’avocate du diable, se montrant la moins prévisible. Jonas, lui, apparemment peu empathique, porte assez loin son regard pour savoir poser ses mots sur les différentes personnalités qui l’entourent, pour être capable de les analyser, et, là encore, l’horizon intervient, sorte de mètre-étalon des individualités :
Ania ne portait pas si loin son regard, elle se contentait de ce qui passait à sa portée.
/
Question goût, et comme dans de nombreux domaines, Julienne prétendait en remontrer à quiconque. Ce n’était pas une fille simple.
(…)
Ma sœur (Julienne) n’y allait pas de main morte. (…) elle était ma préférée (…).
Comment aurais-je pu rivaliser avec le bagou de la brillante et redoutable avocate qu’elle était devenue, que depuis notre enfance elle avait été en devenir ?
La lecture de l’horizon, plus ou moins bornée, n’est pas la même d’un individu à l’autre. Le roman qui s’intitule Horizons implique qu’une pluralité de points de vue va dérouler l’intrigue.
D’entrée, le lecteur se tient auprès de la boîte de Pandore. Boîte qui renferme un secret familial vrillé à l’absence sporadique d’une mère qui quitte régulièrement et de façon épisodique le giron familial, sans que ses enfants n’en comprennent les raisons. Boîte de Pandore protégée par un père qui ne laisse pas sa progéniture s’en approcher et qui entretient le mystère par son mutisme. Boîte de Pandore pleine des fantasmes qu’engendre l’inquiétude face à ce qui demeure insaisissable. Le lecteur suit les lignes de fuite d’un horizon romanesque qui court vers l’espoir d’atteindre une révélation tout au long du récit :
Aujourd’hui que je sais, je me fendrais d’un rire amer si j’en avais la force : comment ai-je pu être aussi aveugle ? Et comment Julienne et moi (et particulièrement Julienne) avons-nous pu être aussi dupes de ce qui se tramait dans notre dos ?
(…)
Tant d’années à n’avoir pu aimer – ou haïr, pourquoi pas – notre mère de façon naturelle comme il convient quand il n’y a rien à cacher ou que l’on connaît les secrets et qu’on en a fait son pain quotidien, le goût dût-il en être un peu sur.
Le lecteur s’interroge aussi… et si Ania, la sœur la moins audacieuse, n’était pas celle qui, tout compte fait, se révèlera la mieux armée face à ce secret de famille ? Le narrateur par la voix de Jonas dans tous les cas semble le suggérer :
Et pourquoi, en vertu de quelle faiblesse de caractère n’ai-je pas interrogé mon père (…) ? De quoi avais-je donc si peur ?
Et de quoi voulait-il nous protéger que nous n’aurions été en mesure de supporter ? Ania l’a bien fait, elle, et sans dommages collatéraux à ce que je sache.
Si Jonas le frère, pose, depuis sa psychologie masculine, la question centrale : « C’est quoi une mère ? Une mère est-elle seulement la femme qui vous a engendré ? », les Horizons du roman de Pierre Barachant se dessinent au gré des regards différents de la fratrie sur la question – axe crucial autour duquel l’intrigue se noue, laissant les personnages se livrer à des confidences introspectives sur les carences affectives qui nous façonnent et nous forgent.
Julienne : « J’ai du mal à dire “maman” tant il me semble l’avoir peu connue. C’était une femme effacée, peu loquace, presque toujours souriante, mais je dirais d’un sourire triste, résigné. A quoi ? Elle-même peut-être aurait été en mal de le dire ».
« Quelle famille on fait ! On ne se parle jamais ! (…). La grande avocate qui passe le plus clair de son temps à défendre les plus faibles, et qui n’a même pas été foutue d’aller voir sa mère malade ! Tu sais depuis combien de temps je n’y étais pas allée avant sa mort ? Moi non plus. Ça faisait si longtemps que je ne sais plus. Il n’y a pas de quoi se taper sur les cuisses ? ».
Jonas : « Était-il vraiment impossible, comme je l’avais lu ici ou là, lorsqu’on n’avait pas aimé sa mère, d’aimer une autre femme ? La psychologie masculine était-elle à ce point simpliste ?
Et pourquoi prenais-je si à cœur de tout connaître sur la maladie de maman, moi qui ne m’étais jamais préoccupé d’elle, sinon pour tenter de savoir le pourquoi de ses absences ? Culpabilité ? ».
Ania : « On s’est jamais très bien compris avec mon frère et ma sœur. Mais aussi, c’est qu’on s’est jamais beaucoup parlé ».
L’amour est bien le cœur de la cible d’où l’horizon de chaque personnage projette, ainsi que le rappellent deux citations en exergue d’Aronoff, l’espoir qu’il attend de la vie. L’amour qui ne se dit pas ou qui s’exprime mal. Ainsi le père, absent pour les enfants à cause de son mutisme mais qui, en réalité, souffre au fond de lui ; les enfants qui, entre frère et sœurs, n’arrivent pas à se confier l’un l’autre pour soulager leur souffrance intérieure ; Jonas, le frère, qui n’arrive pas à interroger son père et lui faire « cracher le morceau » pour comprendre l’absentéisme de la mère ; Julienne qui affirme : « J’aime profondément mon frère. Je ne lui ai jamais dit. Et nous nous voyons si peu souvent qu’il serait malvenu d’évoquer cet amour fraternel » ; Ania, différente de son frère et de sa sœur, « une sorte d’ovni », si bien que ceux-ci sont mal à l’aise en sa présence et la considèrent comme une « étrangère » ; la mère qui ne révèle pas les raisons de ses absences du cocon familial et qui, ainsi et malgré elle, aggrave une situation déjà dramatique en soi.
Sur la brèche des non-dits, autour d’une douleur qu’il ne surmonteront pas, les personnages manifestent, chacun par leur vision propre de la réalité, l’incommunicabilité qui peut déchirer des êtres que des liens destinaient à rapprocher. Horizons apporte la preuve par ses personnages que le réel peut être une affaire de sensibilité et que le monde dépend de la vision personnelle que l’on en a. Il arrive que cette perception soit plus ou moins éloignée de celle des autres, et c’est bien le décalage entre les différentes visions du monde par des personnages proches par leur parenté qui provoque dans ce roman la souffrance des individus. Il est aussi à noter que c’est Ania, la personnalité la moins compliquée de la fratrie, qui semble mieux s’en sortir avec la réalité, du moins qui semble moins remettre en question le cours des choses et donc se remettre elle-même en question et se tourmenter. Mais peut-être est-elle simplette et que ni son frère ni sa sœur ne s’en sont jamais aperçu, trop indifférents ou préoccupés par leurs propres problèmes ?
L’auteur suspend son lecteur à l’espoir que les personnages vont parvenir à libérer leur cœur, à faire suffisamment confiance en leurs proches pour alléger leur peine et cela constitue l’une des forces, poignante, de ce roman dont le mécanisme d’identification ou le transfert qu’il déclenche fonctionnent assez pour conférer à cet univers une force émotionnelle, sans pathos ni sentimentalisme. Davantage, le lecteur devient un confident, par exemple pour le personnage de Julienne qui, bien qu’avocate et donc qui manie avec aisance le verbe, a recours à un carnet de notes au décès de la mère puisqu’elle n’a « personne à qui se confier ».
Cela fait maintenant dix jours que maman est morte et j’ai éprouvé le besoin d’en parler à quelqu’un. Comme je n’avais personne à qui me confier, j’ai acheté un carnet et j’ai commencé à noter ce qui venait. Et, curieusement, les premiers mots qui sont venus étaient : c’est aujourd’hui le dixième jour après la mère de notre mort.
Non seulement l’écriture, par une sorte de mise en abyme au passage, se révèle cathartique mais aussi, et davantage, ses lapsus poursuivent le travail de trouées énigmatiques qu’avait été, depuis l’enfance de la fratrie, la vie familiale. De même la fin tragique du père qui s’en remet à l’écriture, impuissant toute sa vie à communiquer avec ses enfants, en laissant une lettre d’adieu.
Nous sommes ici au bord de ce qui pourrait se dire et ne se dit pas. N’est-ce pas l’un des angles d’attaque et vifs de la littérature postée devant la pluralité des horizons, afin de saisir ne serait-ce que des bribes d’un réel à transfigurer pour qu’il apparaisse vraiment ?
Murielle Compère-Demarcy
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A propos du rédacteur
MCDEM (Murielle Compère-Demarcy)
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Murielle Compère-Demarcy (pseudo MCDem.) après des études à Paris-IV Sorbonne en Philosophie et Lettres et au lycée Fénelon (Paris, 5e) en École préparatoire Littéraire, vit aujourd'hui à proximité de Chantilly et de Senlis dans l’Oise où elle se consacre à l'écriture.
Elle dirige la collection "Présences d'écriture" des éditions Douro.
Bibliographie
Poésie
- Atout-cœur, éditions Flammes vives, 2009
- Eau-vive des falaises éditions Encres vives, collection "Encres blanches", 2014
- Je marche..., poème marché/compté à lire à voix haute, dédié à Jacques Darras, éditions Encres vives, collection "Encres blanches", 2014
- Coupure d'électricité, éditions du Port d'Attache, 2015
- La Falaise effritée du Dire, éditions du Petit Véhicule, Cahier d'art et de littérature Chiendents, no 78, 2015
- Trash fragilité, éditions Le Citron gare, 2015
- Un cri dans le ciel, éditions La Porte, 2015
- Je tu mon AlterÈgoïste, préface d'Alain Marc, 2016
- Signaux d'existence suivi de La Petite Fille et la Pluie, éditions du Petit Véhicule, 2016
- Le Poème en marche, suivi de Le Poème en résistance, éditions du Port d'Attache, 2016
- Dans la course, hors circuit, éd. du Tarmac, 2017
- Poème-Passeport pour l'Exil, co-écrit avec le photographe-poète Khaled Youssef, éd. Corps Puce, coll. « Parole en liberté », 2017
- Réédition Dans la course, hors circuit, éd. Tarmac, 2018
- ... dans la danse de Hurle-Lyre & de Hurlevent..., éd. Encres Vives, collection "Encres blanches" , n°718, 2018
- L'Oiseau invisible du Temps, éd. Henry, coll. « La Main aux poètes », 2018
- Alchimiste du soleil pulvérisé, Z4 Éditions, 2019
- Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, coll. « L'Or du Temps », 2019
- Dans les landes de Hurle-Lyre, Z4 Éditions, 2019
- L'écorce rouge suivi de Prière pour Notre-Dame de Paris & Hurlement, préface de Jacques Darras, Z4 Editions, coll. « Les 4 saisons », 2020
- Voyage Grand-Tournesol, avec Khaled Youssef et la participation de Basia Miller, Z4 Éditions, Préface de Chiara de Luca, 2020
- Werner Lambersy, Editions les Vanneaux ; 2020
- Confinés dans le noir, Éditions du Port d'Attache, illustr. de couverture Jacques Cauda; 2021
- Le soleil n'est pas terminé, Editions Douro, 2021 avec photographies de Laurent Boisselier. Préface de Jean-Louis Rambour. Notes sur la poésie de MCDem. de Jean-Yves Guigot. Illustr. de couverture Laurent Boisselier.
- l'ange du mascaret, Editions Henry, Coll. Les Ecrits du Nord ; 2022. Prélude et Avant-Propos Laurent Boisselier.
- La deuxième bouche, avec le psychanalyste-écrivain Philippe Bouret, Sinope Editions ; 2022. Préface de Sylvestre Clancier (Président de l'Académie Mallarmé).
- L'appel de la louve, Editions du Cygne, Collection Le chant du cygne ; 2023.
- Louve, y es-tu ? , Editions Douro, Coll. Poésies au Présent ; 2023.