Homo erectus, Tonino Benacquista
Homo erectus, Folio 2012, 305 pages
Ecrivain(s): Tonino Benacquista Edition: Folio (Gallimard)Chaque jeudi, à Paris, dans un endroit secret qui n’est jamais le même, des hommes racontent devant d’autres hommes la nature et l’évolution des rapports qu’ils entretiennent ou ont entretenus avec une ou plusieurs femmes, puis cette assemblée extraordinaire se sépare, sans un commentaire autorisé sur aucune des « confessions », sur l’annonce de l’adresse de la session suivante.
Ce pourrait être la scène d’un nouvel Heptaméron qui aurait pour règles singulières que les participants ne se connaissent pas, ne déclinent pas leur identité, ne cherchent pas à en savoir plus que ce qui est narré, ne se parlent pas, ne se rencontrent point hors de l’étrange atelier qu’ils cessent de fréquenter quand ils en ont envie.
Or dans Homo erectus, trois des personnages qui se sont trouvés un même soir en ce cercle mystérieux enfreignent ce règlement : tout en assistant épisodiquement aux soirées occultes, ils se retrouvent ponctuellement à la terrasse d’un café, confrontent le bilan négatif qu’ils se font de leur relation passée avec le deuxième sexe, puis en tirent leçon, chacun à sa façon, chacun avec la morale qu’il prend la décision d’adopter dorénavant, pour se tracer, délibérément, obstinément, une vie nouvelle fondée sur un changement radical de conduite vis-à-vis de la gent féminine.
Yves Lehaleur, poseur de double-vitrage, a divorcé cinq ans auparavant de sa femme Pauline qu’il aimait pourtant passionnément, après avoir appris qu’elle avait passé une nuit au lit avec un strip-teaseur. Il se présente comme « l’homme qui ne pardonne pas aux femmes ».
Denis Benitez, serveur en brasserie, tombeur, séducteur invétéré jusqu’à trente ans, ne réussit plus, brusquement, à attirer l’attention féminine. Il se définit comme « l’homme que les femmes fuient ».
Philippe Saint-Jean, philosophe médiatique, est en manque de Juliette, qui l’a quitté « à cause de ce qu’il était devenu : un type tout prêt à accepter, sans plus se poser de question, l’image du brillant intellectuel que d’aucuns lui renvoyaient ».
Quel comportement adoptera chacun d’eux à partir de cette rencontre ? Quel sens le maillage de leurs nouvelles façons de vivre donnera-t-il au roman ?
L’auteur de cet Homo erectus a-t-il pour volonté de tourner en impitoyable dérision l’illusion de la puissance virile et de la supériorité masculine ? On pourrait le penser à la lecture de chacun des récits que font à chaque assemblée secrète des intervenants anonymes de leur vie conjugale ou amoureuse : sauf exception, en effet, ces pauvres mâles jouent les victimes…
La collection systématique de prostituées que Lehaleur se donne pour dessein vindicatif de constituer avec obstination semaine après semaine ne traduit-elle pas une vision catégoriquement misogyne en laquelle chaque femme n’est considérée qu’en fonction de la nature du plaisir et du sentiment de domination qu’elle peut procurer à son partenaire ?
« Depuis qu’une femme avait bafoué le brave petit monsieur qu’il s’efforçait de devenir [pour elle], cent autres l’aidaient aujourd’hui à révéler un nouveau Lehaleur, insoupçonnable même dans ses rêves les plus permissifs ».
La liaison passionnée que noue Saint-Jean, le philosophe qui dénonce la vanité des vanités, avec un mannequin mondialement célèbre qui l’utilise comme faire-valoir intellectuel sous les feux des projecteurs dont elle ne peut se passer ne fait-elle pas de lui, a contrario de l’exemple précédent, et a contrario de ce que dénonce notre penseur dans ses écrits, l’homme-objet qu’on exhibe au gré des festivals, dans un tourbillon d’artifices, de luxe et de paillettes ?
« Tu es jeune, tu es belle, tu mènes une existence de rêve, mais tu représentes cette certaine idée de la décadence que j’essaie de formuler dans mon travail… »
La femme qui tombe un soir on ne sait d’où dans l’appartement de Denis, et qui squatte d’abord le canapé du salon puis le lit de la chambre à coucher, symbolise-t-elle l’insaisissable qui impose sa présence sans souffrir la moindre contestation mais qui dispose, à son seul gré, de l’heure qu’elle choisira pour sa disparition, aussi soudaine et immotivée qu’aura été son apparition ?
« Ils couchaient dans le même lit, partageaient leur pitance, échangeaient de bonne foi. Et pourtant, rien n’aidait Denis à percer l’éternel mystère d’une intruse qui comptait bien le rester, ni celui de son imminent départ ».
Homo erectus, dans le cours, qui s’entrecroise, de ces trois vies d’hommes, entre quoi s’interposent les récits des visiteurs du cercle, est un cocktail détonnant de fantaisie, d’humour, de drames, d’érotisme, de questions essentielles et existentielles.
En fin de lecture, on peut se dire que la femme n’y a pas le beau rôle. Mais l’intention de ce roman prenant est à la fois plus complexe et plus subtile.
Patryck Froissart
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