Identification

Hommage à Philip Roth (4) - Exit le fantôme, par Léon-Marc Levy

Ecrit par Léon-Marc Levy le 21.06.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Exit le fantôme, Traduit de l'américain par Marie-Claire Pasquier

Hommage à Philip Roth (4) - Exit le fantôme, par Léon-Marc Levy

Philip ROTH n’aura jamais obtenu le prix Nobel de littérature. Il a fait bien mieux, il nous a offert une des plus belles œuvres romanesques américaines et, ici, un de ses plus beaux romans. « Exit Le Fantôme » est un bijou de mélancolie, d’humour (bien sûr avec Roth !), d’amour de la vie et des femmes (avec Roth !). C’est aussi, et c’est surtout, un formidable moment de réflexion aux sources même de l’acte d’écriture.

Zuckerman, le héros et le double de Philip Roth depuis toujours, est de retour à New-York, après un exil volontaire et rural de onze ans. Il est physiquement diminué (incontinent et impuissant à la suite d’une opération de la prostate), moralement détaché des choses de ce monde et en particulier de toutes ces fadaises urbaines et mondaines qui font courir les new-yorkais en tous sens (des scoops littéraires aux expos à la mode, en passant par les passions déchaînées qui marquent la deuxième élection de George W. Bush, véritable désastre planétaire aux yeux de l’intelligentsia de NY, accablée). Zuckerman est désabusé, réfugié dans son monde intérieur, stupéfait par les robots à téléphones portables qui se déplacent partout devant lui dans les rues.

Il est à New-York pour une raison médicale et aussitôt ses affaires faites, il repartira dans « sa » campagne du Massachusetts, c’est clair. Et puis rien n’est simple. Quatre événements vont faire exploser la douloureuse et tranquille « retraite » : - Le choc du retour à NY (on le reconnaît encore sans problème dans son ancien restaurant italien) - La rencontre fortuite d’une « vieille » connaissance, une jeune fille d’autrefois qu’il a connue alors qu’elle était la compagne et la muse de son écrivain préféré E. I. Lonoff et qui aujourd’hui est une vieille dame trépanée pour tumeur au cerveau. - La rencontre d’un jeune couple d’écrivains, de la jeune femme en particulier qui va allumer un incendie dans le vieux cœur de Zuckerman. - Et enfin la rencontre avec un jeune critique littéraire arriviste et cynique, qui veut publier à tout prix son scoop littéraire, sur Lonoff justement : l’œuvre du maître vénéré serait fondée sur une clé secrète, une liaison incestueuse avec sa sœur aînée au temps de l’adolescence.

Et le flot des passions réveillées se rue sur le vieil écrivain « assagi ».

Autour de son amour aussi inattendu qu’impossible, Zuckerman va voir revenir, dans un galop effréné, « toutes les passions d’un vaisseau qui souffre » dirait Baudelaire. Passion amoureuse, d’autant plus violente qu’elle assaille un homme ruiné sexuellement, passion urbaine après onze ans de « réclusion » hors du monde et surtout, dominant tout, passion de la littérature, à travers la défense qui s ‘impose à lui de l’écrivain référence, celui qui lui a donné envie d’être écrivain, et qu’un vulgaire pisse-papier veut « désacraliser » sous prétexte de « vérité biographique » due aux lecteurs. Et Philip Roth n’y va pas avec le dos de la cuillère avec les prétendus « amoureux de la littérature » qui font leurs choux gras sur le sang, la sueur et l’âme des écrivains. Les trousse-articles « littéraires » qui sont passionnés par tout ce qui gravite autour de l’écrivain et de son œuvre mais jamais par la seule chose qui vaille : l’œuvre elle-même, son corps, sa chair, la texture même de l’écriture.

« Voyez les pages culturelles dans le Times : plus il y en a, pire c’est. Dès que l’on entre dans les simplifications idéologiques et dans le réductionnisme biographique du journalisme, l’essence de l’œuvre d’art disparaît. Vos pages culturelles, ce sont des potins de tabloïd déguisés en intérêt pour les « arts », et tout ce à quoi elles touchent est converti en ce que cela n’est pas. De quelle star s’agit-il, combien cela coûte-t-il, où est le scandale ? »

Le livre devient alors une variation vertigineuse sur le double thème du dépérissement du corps et du miracle de la perduration plus longue de l’esprit qui permet à l’écrivain, homme abîmé et meurtri, de rester encore un écrivain. Avec la terreur permanente de l’irruption probable du dépérissement des facultés intellectuelles aussi. Ainsi, en écho profond, Zuckerman homme et écrivain, s’érige en barrière contre l’intrusion obscène du biographe dans la vie de Lonoff/homme et en défenseur acharné de l’œuvre de Lonoff/écrivain. Kliman, le sémillant golden boy de la critique littéraire, incarne alors, aux yeux de Zuckerman/Roth l’agression absolue de la condition humaine dans laquelle l’écrivain et sa création sont insérés évidemment de façon irrémédiable. Il y a un immense moment de littérature dans cette révolte ultime du vieux romancier, révolte d’autant plus poignante qu’elle est absurde : comment extraire la vie et ses lois impitoyables de la trajectoire d’un écrivain. Rêver du pur esprit immortel ? Oublier la biologie, la biographie ? Enfin la bio, puisque c’est bien de ce préfixe que « Exit le Fantôme » parle comme de la clé de la tragédie.

Le combat pour refuser le viol que constituerait l’immixtion de la biographie « scandaleuse » de Lonoff au cœur de son oeuvre est le contrepoint du combat de Zuckerman/Roth contre la marche inexorable de la vie, de la mort, qui après la prostate lorgne déjà sur les neurones cérébraux de notre exilé.

Livre en abymes infinis, « Exit le fantôme » s’érige comme une œuvre majeure. A 77 ans, Philip Roth nous livre son deuxième chant hanté par la vieillesse et la mort après le somptueux « Un Homme » il y a trois ans. « Un homme » n’avait même pas de nom. « Le Fantôme » lui en a un : Philip Roth. Il est écrivain. Et son « Exit » est un hymne à la littérature.

Combat perdu d’avance. Zuckerman, retrouvant toute sa lucidité désespérée, abandonnera ses élans tardifs et ses vaines colères. La jeune et troublante Jamie sera son dernier embrasement intérieur, il fera quelques chèques à Amy Bellette pendant les quelques mois qu’elle a encore à vivre, il laissera l’intenable Kliman pondre sa biographie ignominieuse de Lonoff. Il retournera dans sa campagne. « Je mourrai moi aussi, mais pas avant de m’être assis à mon bureau près de la fenêtre, d’où je peux contempler, à travers la lumière grise d’un matin de novembre, de l’autre côté d’une route saupoudrée de neige, les eaux silencieuses, ridées par le vent, du marais qui commence à geler autour des tiges embourbées du lit squelettique de roseaux sans plumes…Tous ceux de New-York étant désormais bien loin de ma vue… »

Exit le Fantôme ! Mais l’écrivain, le grand Philip Roth est là, pour toujours !

 

Leon-Marc Levy

 

 


  • Vu: 2320

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

Lire tous les articles de Léon-Marc Levy


Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /