Hommage à la revue Europe
« Il faut saluer […] l’entreprise éditoriale d’Europe » qui, dans ses numéros, « allie tout à la fois création dans sa plus haute intensité et exégèses plus ou moins libres, c’est-à-dire plus ou moins affirmées dans une non-distanciation épousant la singularité et l’émotion – paraissant suivant les entrelacs du style – de leur auteur, exégèses créatrices qui ont pour vocation d’élucider notre rapport aux œuvres, souvent contemporaines, en l’approfondissant considérablement », écrivions-nous en juillet 2011 dans Terre à ciel, et cela reste, bien évidemment, vrai.
Alors qu’Europe a passé il y a peu le cap de son 1000e numéro, il nous paraît opportun de lui rendre ici hommage.
« [A]vant-garde de l’hospitalité », elle est promesse à chaque numéro d’éblouissements durables. Nous invitant à cheminer en son sein, dans l’ordre qui sied à notre rêverie, au hasard, à nos attentes. A cet égard, Europe s’affirme bien véritablement, mois après mois, année après année, comme une revue, dans le sens le plus abouti, le plus incandescent du terme. Comme l’écrit bellement Jean-Baptiste Para en ouverture du 1000e numéro, « une revue peut à certains égards se comparer à un bouquet – l’ikebana japonais ? –, lequel n’est pas une addition d’unités florales mais une composition. Il s’en dégage une forme et un esprit d’ensemble.
Pluralité des voix, diversités des écritures et des approches, quelque chose se construit, s’élabore, puis s’offre en révélant au bout du compte des étoilements d’un texte à l’autre, d’imprévisibles harmoniques et d’heureuses dissonances internes. Une revue, c’est à la fois un espace de singularités, mais c’est aussi l’ensemble polyphonique de création et de pensée que ces mêmes singularités forment dans un sommaire ». En ce sens, la revue à certains égards ressemble à une ville : « on peut y pénétrer par différentes portes, à tous les points cardinaux, improviser des itinéraires, se perdre et se retrouver, passer d’invisibles frontières d’un quartier à l’autre, accélérer le pas, le ralentir et faire halte devant la surprise ou l’éblouissement ».
Comment rendre hommage à Europe si ce n’est en republiant un poème qu’elle a donné à vivre ? Un poème du lointain, de ce lointain si proche et pourtant oublié de nous, qu’elle a donné à vivre pour la première fois en France – comme c’est très souvent le cas en ses pages. Car l’on sait comme Europe est demeurée, au fil du temps, extrêmement attentive à la poésie. Et à la poésie de tous les continents. A cette part d’infini dans l’humain. Un infini qui, en étant escaladé par l’homme, lui offre, part après part, la connaissance subjuguée de sa propre humanité.
La poésie est ce creuset d’immensités sans cesse arrimées au plus lointain du temps, des temps, qui est aussi le plus affleurant, le plus vibrant, le plus habitable de notre présent.
Aussi, nous avons choisi un poème de Nikolaï Zabolotski. Poème d’un double lointain, géographique et chronologique, car poème datant de 1955. Il a été traduit du russe par Para et a paru en juin-juillet 2011 dans le numéro double 986-987 titré « André du Bouchet, Nikolaï Zabolotski ».
Si nous avons choisi ce poème, c’est d’abord du fait de sa splendeur. Mais c’est également parce que, comme l’écrit Para dans « La probité de l’enchanteur », « Nikolaï Zabolotski reste à ce jour méconnu en France », « [b]ien qu’il soit l’un des plus importants poètes russes du XXe siècle ». Le cahier dirigé par Para avait pour but de « [c]ontribuer à la réparation de cet oubli ». C’est dans le but de poursuivre cet effort que reparaît aujourd’hui ce poème.
La fille laide
Parmi les autres enfants qui jouent
Elle ressemble à une grenouille.
Elle a rajusté dans sa culotte sa chemisette usée,
Ses cheveux sont un brouillamini de boucles roussâtres,
Sa bouche est longiligne, sa dentition irrégulière,
Les traits de son visage sont aigus et laids.
Les deux garçons de son âge ont chacun reçu de leur père
Une bicyclette qu’ils étrennent dans la cour.
Aujourd’hui rien ne les presse de rentrer dîner.
Ils pédalent à la ronde, sans égards pour la fillette
Qui gambade derrière eux.
La joie des garçons, elle l’éprouve
Comme si elle était sienne, si violente
Que son cœur se déchire –
Mais elle jubile, elle rit,
Envahie par le débordant bonheur d’être.
Aucune pensée jalouse, aucune ombre de convoitise
N’effleure encore cette créature.
Le monde lui paraît si neuf, si vivantes les choses
Qui pour d’autres sont mortes !
Je ne veux pas penser, moi qui l’observe,
À ce jour où dans un sanglot
Elle s’apercevra avec effroi que parmi ses compagnes
Elle est un pauvre laideron.
Je veux croire que le cœur n’est pas un jouet
Qu’un instant de négligence a le pouvoir de briser.
Je veux croire que la flamme candide
Qui brûle au fond de son être
Consumera cette douleur
Et fera fondre la pierre la plus dure.
Que les traits de son visage soient trop ingrats
Pour charmer l’imagination
N’empêche pas la grâce infantile de son âme
D’ensoleiller déjà ses moindres gestes.
Et s’il en est ainsi, qu’est-ce alors que la beauté ?
Et pourquoi les gens la vénèrent-ils ?
Est-elle un vase, réceptacle du vide,
Ou bien dans ce vaisseau un feu scintille-t-il ?
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Matthieu Gosztola
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