Hommage à Baudelaire VI - Baudelaire et les pauvres, par Michel Host
Comme Michel Déon, j’en viens à mieux aimer Baudelaire pour ses proses que pour ses poésies. Non que celles-ci soient déplaisantes à un titre ou à un autre, non, pas du tout, elles ont leur musique, leur rythmique soigneusement mesurée, leur beauté hiératique (y compris dans le sacrilège), un univers intérieur, des combats ouverts ou feutrés. Elles ont aussi un certain apprêt, comme on dit en lingerie, une tenue de cérémonie, parfois même ironiquement enfilée qui, chez lui, freine mon enthousiasme. Chez Valéry, l’apprêt est de même nature, mais d’une porcelaine plus cassante ; chez Mallarmé, c’est un empesage, une gangue dont on extrait des joyaux ; chez René Char, j’admire le courage de l’homme, mais non le phrasé plâtreux, dénué de toute musicalité, sans parler de cet esprit héraclitéen allié à un moralisme prêcheur et solennel. À l’opposé, les musiciens, Villon, Ronsard, Verlaine, Apollinaire, Aragon… – quoiqu’il arrive aussi à deux d’entre eux de monter en chaire ou sur l’estrade des juges. Ces considérations n’ont pas pour intention le dénigrement, mais seulement de proposer une échelle d’appréciation dans mon critère que je n’impose à personne, mais sur lequel j’invite à la réflexion.
La prose de Baudelaire me paraît hautement fréquentable, d’autant qu’il en fit un autre instrument poétique à part entière, qu’il ne la négligea jamais, y développant sa « rêverie » (1) autant que sa méditation de l’art et du monde. Et, substance non indifférente, cette méditation, ou, si l’on veut, sa réflexion y donne le plus souvent dans le cœur de la cible, dans le mille de ce monde incongru où nous survivons après lui.
Parmi son œuvre en prose, je demeure fasciné par Le Spleen de Paris, recueil sous-titré, notons-le, Petits poèmes en prose. Chaque moment en est le tronçon d’un « serpent » toujours agité de soubresauts, un moment « de la vie moderne ». La musicalité y est notoirement illustrée : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? ».
Ne retenons que les sujets approchant ou traitant des « pauvretés » humaines, parfois des peines sans mesure que Dieu (quel que soit son nom) inflige aux victimes de ses improvisations créatrices : ainsi, toujours dans une phrase ajustée, dénuée d’apprêt et de pathos excessif, ce « Désespoir de la vieille » dont les enfants fuient les caresses et l’amour ; et plus loin, « Le joujou du pauvre », témoignage d’une conscience à vif de l’inégalité sociale et de l’injustice faite à l’enfant pauvre face à l’enfant riche, séparés par la grille du château et tous deux également innocents par la vertu de l’enfance. Étonnante précision dans le diagnostic du mal et la dénonciation de sa cause. Baudelaire a un « piqué » photographique exceptionnel.
« Les yeux des pauvres » appartient au même registre de l’observation simultanément impitoyable et pitoyable. Dans le cadre d’une brève nouvelle, ce sont les « yeux » portés sur la splendeur dorée des nouveaux édifices parisiens par trois pauvretés à différents âges de la vie. Déchirante interrogation que nos protections sociales et nos fallacieuses (car il ne s’agit précisément pas de cela) revendications d’égalitarisme ne rendent pas anachroniques, et moins encore la construction de palaces et d’hôtels de luxe dans le Paris de notre temps, ni les réjouissantes razzias faites aux éventaires des grands bijoutiers de la place Vendôme par des braqueurs audacieux. « Assommons les pauvres ! » est sans doute la plus connue de ces nouvelles. Une nouvelle qui n’en est pas une, car répétée en différents lieux du temps et du globe terrestre. C’est aussi un conte philosophique de coupe voltairienne, où le cynisme n’est que feintise. Il s’agit de réveiller « le mendiant qui tend son chapeau », de lui changer la vie, non selon « les élucubrations de tous [l]es entrepreneurs de bonheur public » – je pense à nos philanthropes naïfs venus à la suite de milliers de leurs semblables, ils sont de toutes les époques, progressistes inoxydables –, mais selon les leçons du Démon de Baudelaire, Démon « d’action et de combat ». On sait la suite. Battu comme plâtre, à demi exterminé, l’humilié se redresse et dans ses yeux se lève « un regard de haine qui me parut de bon augure ». Le malheureux a recouvré « l’orgueil et la vie », il casse quatre dents à son agresseur, enfin il se révolte ! Le narrateur le voyant désormais « son égal » lui recommande la véritable philanthropie, qui consiste à appliquer à ses confrères « la théorie [qu’il a eu] la douleur d’essayer sur [son] dos ». C’est infiniment drôle et instructif quant à la nature et à la condition humaines, à ceci près que Baudelaire, n’ayant pas eu l’occasion de connaître les grandes révolutions du siècle suivant, ne sut jamais que, appliquée, sa théorie ne sauva pas le mendiant de sa misère. Mais croyons-le assez intuitif pour l’avoir deviné.
Michel Host
(1) Les guillemets alliés aux italiques indiquent un passage de la préface du Spleen de Paris, que le poète adresse à Arsène Houssaye.
Le joujou du pauvre. Charles Baudelaire (Le Spleen de Paris)
Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables !
Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sol, — telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, — et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre ; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme.
Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.
Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu'on les croirait faits d'une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.
À côté de lui, gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu'il regardait :
De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c'était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.
Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre fraternellement, avec des dents d'une égale blancheur.
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