Hommage à Baudelaire II - Solitude, par Pierrette Epsztein
Si souvent seule. Solitude désirée quand on ne la connaissait que de très loin. Solitude détestée dans la répétition quotidienne. Il est tard. Nuit d’insomnie dans le silence épais. Une voiture roule dans une éclaboussure. Il est si tard, le sommeil fuit. On se retrouve avec soi, on soliloque. Le temps libre est un luxe parfois pesant. Le silence est un luxe qu’on aspire à briser d’un éclat de rire partagé. Les journées et les nuits s’étirent comme une ombre mortelle dont on ne verra jamais la fin sauf à en finir. Tentation qu’on rejettera par lâcheté et par curiosité du nouveau de demain.
Attraper les infimes riens qui jalonnent aujourd’hui. Avoir déjeuné avec le son ami de la radio (préférer écouter les sottises souvent débitées au risque du ressassement). S’être obligée au maquillage (ne pas céder à la tentation de ne plus supporter son image). Sortir de chez soi emmitouflée pour subvenir au quotidien (plaisir des vitrines joyeuses, de l’agitation pourtant si vaine). Avoir dit bonjour à la gardienne (même si chacune de ses phrases est une offense au bon sens). Avoir composé plusieurs numéros de téléphone sans parvenir à entendre une voix amie (pourquoi les gens ne prennent-ils même plus des nouvelles, ne parlons pas de s’écrire). Chacun s’enferme dans sa bulle. Peur de ce qui ferait effraction.
Avoir lu, à en avoir la vue brouillée, une vie qui n’est pas la sienne, qui participe du monde et nous en redonne le goût. Avoir souri à plus démuni que soi (Allons, la vie n’est pas si pauvre puisqu’il reste la possibilité de sourire à un visage). Avoir succombé à la charité, sentiment que je n’approuve pas chez l’autre. Avoir succombé à la paresse. S’être empêchée de s’échapper de soi. Avoir rêvé sur une librairie qui va ouvrir juste en face de vos fenêtres.
Tour d’horizon accompli. Est-ce cela vivre ? Pourquoi accepter de figer le temps ? Pourquoi ne pas ouvrir grand la porte à la surprise et recueillir les petits bonheurs ? Pourquoi ne pas enfiler son manteau et filer dans le vent ?
Amis si bien connus et reconnus, tous ceux qui m’ont faite ce que je suis, où êtes-vous enfuis ? Réveillez-moi de ma torpeur, secouez-moi, empêchez-moi de faire de chaque projet une silhouette qui s’évapore. Je ne sais jouir de rien toute seule. Où puiser en soi la force de poser des mots sur la page et de retrouver dans le rythme de la langue le rythme de la marche vers un devenir ?
Pierrette Epsztein
Texte écrit à partir de La Solitude, un poème en prose de Charles Baudelaire, le vingt-troisième du recueil Spleen de Paris
La solitude
Un gazetier philanthrope me dit que la solitude est mauvaise pour l'homme ; et à l'appui de sa thèse, il cite, comme tous les incrédules, des paroles des Pères de l’Église.
Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et que l'Esprit de meurtre et de lubricité s'enflamme merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que cette solitude ne fût dangereuse que pour l'âme oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères.
Il est certain qu'un bavard, dont le suprême plaisir consiste à parler du haut d'une chaire ou d'une tribune, risquerait fort de devenir fou furieux dans l'île de Robinson. Je n'exige pas de mon gazetier les courageuses vertus de Crusoé, mais je demande qu'il ne décrète pas d'accusation les amoureux de la solitude et du mystère.
Il y a dans nos races jacassières des individus qui accepteraient avec moins de répugnance le supplice suprême, s'il leur était permis de faire du haut de l'échafaud une copieuse harangue, sans craindre que les tambours de Santerre ne leur coupassent intempestivement la parole.
Je ne les plains pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur procurent des voluptés égales à celles que d'autres tirent du silence et du recueillement ; mais je les méprise.
Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m'amuser à ma guise. "Vous n'éprouvez donc jamais, - me dit-il, avec un ton de nez très apostolique, - le besoin de partager vos jouissances ?" Voyez-vous le subtil envieux ! Il sait que je dédaigne les siennes, et il vient s'insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fête !
"Ce grand malheur de ne pouvoir être seul !..." dit quelque part La Bruyère, comme pour faire honte à tous ceux qui courent s'oublier dans la foule, craignant sans doute de ne pouvoir se supporter eux-mêmes.
"Presque tous nos malheurs nous viennent de n'avoir pas su rester dans notre chambre", dit un autre sage, Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle.
Charles Baudelaire, le Spleen de Paris
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