Histoires de fantômes indiens, Rabindranath Tagore
Histoires de fantômes indiens, trad. bengali Ketaki Dutt-Paul, Emmanuel Pierrat, 205 pages, 9 €
Ecrivain(s): Rabindranath Tagore Edition: Arléa
« Je n’ai jamais compris pourquoi certains mots
vous arrachent des larmes quand vous les lisez,
et pourquoi les mêmes, prononcés à haute voix,
deviennent sujet à plaisanterie » (1)
Même si elles ne constituent pas la part la plus aboutie de l’œuvre de Rabindranath Tagore (2), ces Histoires de fantômes indiens nous ramènent à une Inde de la fin du XIXè siècle moins stéréotypée que celle décrite dans les romans occidentaux de la même époque mais tout aussi chatoyante et elles laissent entrevoir comment Tagore est devenu le poète de cette civilisation.
En effet, lieux hantés, morts brutales, apparitions nocturnes et autres cliquetis d’outre-tombe, bref, l’attirail commun du genre fantastique, sont assez rares dans ces sept histoires. Peut-être, d’ailleurs, la dénomination de « contes » conviendrait-elle mieux à ces textes où le rapport que certains défunts sont supposés entretenir avec notre monde est nettement moins mis en avant que la psychologie des vivants. Quelles relations ceux-ci entretiennent-ils avec leurs semblables et le souvenir de ces derniers lorsqu’ils sont décédés ? Les intrigues se tissent autour du jeu de miroir que le « fantôme » initie chez ceux dont il hante, un instant ou plus durablement, l’existence.
Les amateurs de pur fantastique risquent alors d’être déçus car même dans Le squelette et Les pierres affamées, qui semblent pourtant répondre entièrement aux codes du genre, le fantôme n’est qu’un prétexte pour forer le psychisme des vivants. L’amour, thème universel, est en effet omniprésent sous ces diverses formes dans tout le recueil : amour des adultes pour les enfants qui leur sont confiés comme dans Le précepteur ou La morte vivante, difficultés de la vie de couple (Obsession, Au cœur de la nuit), désir amoureux obsessionnel (Le squelette) ou échappatoire à la maladie de la femme aimée (Au cœur de la nuit).
Universelles aussi l’avarice du grand-père infanticide de La fortune abandonnée et la solitude de la veuve en mal d’enfant qui n’a plus sa place dans sa belle famille (La morte vivante). Pourtant, les vapeurs fantasmagoriques ne masquent pas la réalité politique et sociale. L’auteur ironise : « Un bengali occidentalisé, genre retour d’Angleterre, somnolait » lit-on au début des Pierres affamées à propos d’un homme bien de ce monde. L’habit marque en partie le détachement ou au contraire l’attachement du colonisé à sa culture originelle, comme l’écrivain qui fut récompensé en 1913 par le Nobel de littérature pour une œuvre écrite dans sa langue, le bengali.
Le héros de ce conte, fasciné par le palais désert où il s’est installé malgré la mise en garde d’un vieil homme, finit par traverser les jours comme un somnambule et connaît, la nuit, dans les frôlements, les parfums et les musiques des revenants, des terreurs et des extases qui l’envoûtent. Le voilà alors ramené à ses origines orientales via le dévoilement de sa sensualité. Quant aux jeunes, ils sont évidemment tentés par le mode de vie à l’occidentale et rêvent d’évasion en Angleterre, loin des traditions, comme Benugopal dans Le précepteur. Mais cette évasion vaut-elle le sacrifice des personnes qui vous sont le plus sincèrement attachées ? L’immigration est un autre au-delà dont on peut revenir en n’étant plus que l’ombre de soi-même.
En définitive, comment savoir si l’on ne traverse pas sa vie comme on traverse un songe ? La figure imaginaire du fantôme permet d’explorer des frontières qui sont moins celles entre le monde des vivants et des morts qu’entre nos illusions, nos angoisses et la réalité. Le fantôme est à l’intérieur de chacun d’entre nous, sous forme de conscience hantée par le regret ou la culpabilité. Peut-être que ce que nous appelons « fantôme » est alors le poids de notre âme devenue trop lourde à porter.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Dans Au cœur de la nuit, p.162
(2) L’éditeur présente ainsi ce recueil : « Inédites en langue française, ces Histoires de fantômes indiens n’avaient pour la plupart jamais été rééditées depuis leur publication d’origine, en langue bengalie, dans des périodiques de la fin du XIX° siècle ».
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