Histoire grecque, Claude Orrieux et Pauline Schmitt Pantel
Histoire grecque, PUF, 2° édition Quadrige Manuels, juin 2013, 512 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Claude Orrieux et Pauline Schmitt Pantel
A travers la seconde édition de leur travail consacré à l’une des civilisations majeures d’Occident (la précédente datait de 1995), le couple Orrieux-Schmitt Pantel propose un compte à rebours historique au pourtour de la mer Egée depuis la plus haute antiquité. Le déroulement abordé s’étire de –40.000 ans jusqu’au second siècle avant J.-C. « Histoire grecque » et non « Histoire de la Grèce », la distinction n’est pas anodine. Le présent traité ne se rapporte en effet nullement à la formation progressive d’un état dans la perspective de son affirmation autonome récente. L’inverse en serait même plutôt le principe, en considération de la multiplicité des territoires et sociétés concernés par un champ d’investigations aussi étendu et ramifié.
Presque seul en définitive, mais au prix d’un endettement communautaire étalé sur plusieurs décennies, un édifice de pierre que l’on tente maintenant de remettre symboliquement sur pied ne rappelle plus le lien d’Athènes avec son passé le plus éminent. Quinze années avaient été jadis suffisantes à Périclès (Ve siècle avant J.-C.) pour édifier le Parthénon sur l’Acropole. Quand toutefois le marbre étincelant d’une réhabilitation monumentale doit aujourd’hui son financement essentiellement à Bruxelles, la cité phare de nos premiers instituteurs d’Europe ne s’apparente plus alors qu’à un ayant-droit désargenté entretenant à frais partagés son tout dernier lustre. Avec leurs découpages géographiques que l’on voudrait aujourd’hui effacer, mais paradoxalement réactivés sous les dispositions tranchantes d’une économie devenue centralisée, les nations de l’Europe actuelle restent d’ailleurs collectivement assez loin de nous raconter la pâte originelle complexe de leurs modelages géographiques ou culturels, individuels ou communs. Sous ce trait peuvent si bien ne paraître plus qu’un idéal de pure muséologie, non seulement un bâti d’art vétuste laborieusement soigné de ses outrages séculaires, également l’introduction démocratique aux confins de la Méditerranée orientale, un hellénisme qui se vouait à l’exemple, un laboratoire d’expériences politiques et sociales inédites ou encore une région fertile en magnifiques cerveaux humains, tout comme en recela la Grèce rayonnante des temps anciens.
Ce que recouvre ce livre révèle une étonnante macro-diversité de cités indépendantes et de peuplades ingénieuses ayant exercé autrefois leur influence sur la quasi-totalité du bassin méditerranéen. On est bien loin de la genèse d’un seul et même pays surtout démarqué cette fois par les frontières illimitées de sa dette extérieure. Adjectiver alors la désignation nationale pour évoquer l’illustration glorieuse de la Grèce d’antan était bien la moindre offense faite à sa précarité instante en même temps qu’un juste rappel généticien. Dieu, et en tout cas Darwin, savaient fort bien il n’y a pas si longtemps encore combien la transformation moléculaire détourne quelquefois prodigieusement les organismes de leur conception d’origine…
A l’heure où, dans nos sociétés, pratiquement plus personne n’étudie ni ne s’intéresse beaucoup à déchiffrer les langues anciennes, précieux deviennent alors les rares interprètes qui nous rapportent leurs délicats enseignements. Le passéisme est certes un défaut lorsqu’il s’érige en prisme unique à travers lequel tout se voit résolu. Mais que penser en même temps d’un regard figé sur le futur, obstinément braqué sur un avenir mirobolant et qui renie les expériences acquises, tendu par l’illusion fruste et suffisante de l’innovation sublime, par le leurre continuel d’un progrès absolu conquis sans retour ? Pour ces considérations particulières, au vu desquelles l’urgence d’une modestie consciente et d’un retour sain et intelligent sur soi s’imposent, le livre d’Orrieux et Schmitt Pantel constitue indubitablement à tous égards un outil culturel de première importance. Au peuple grec de maintenant, à qui l’on propose de boire la ciguë autant qu’à nous-mêmes de la même ligue, cet ouvrage semble nous adresser sourdement cette prévenante invite : « connais-toi toi-même ! ».
« Geographein signifie mot à mot “écrire la terre” et les Grecs désignent ainsi à la fois la description et le dessin de la terre »… Vaincre l’inconnu ou entreprendre de le conquérir c’est d’abord savoir désigner son propre univers. Ainsi à partir de l’« oikouméné », le monde connu, le Grec de la plus haute antiquité chercha à faire la part véritable entre tangible et fabuleux. Admettre que ces vérifications incitèrent un peuple des temps reculés aux expéditions colonisatrices à destination de toute une partie du globe (méditerranéenne essentiellement) paraît cohérent, même si d’autres raisons migratoires durent également susciter de tels flux. En même temps qu’ils nous livrent ce que précisent à ce sujet les textes les plus anciens, les co-auteurs de l’Histoire grecque détaillent ce que l’archéologie contemporaine confirme sur ces motivations les plus perceptibles des implantations humaines. C’est au paléolithique moyen que l’installation des hommes se révèle sur le sol grec ancien, dans la région du nord-ouest de ce territoire plus tard réparti entre l’Epire, la Macédoine, la Thessalie, l’Elide et aussi Corcyre. Un bond vertigineux nous transporte ensuite au néolithique (–4500 ans), puis à l’âge du bronze (–3000 ans) quand enfin l’issue du troisième millénaire atteste de l’arrivée d’indo-européens sur la frange est de la Méditerranée. Ils parlent une autre langue. On les désigne sous le vocable collectif d’Hellènes, nom équivalent à « Grecs », à la manière que les appelèrent plus tard les Latins.
Bien entendu, même en un survol rapide, il ne peut s’agir ici de prendre en compte toute l’étendue de ce vaste chantier mis à nu dans leur excellent volume par nos deux historiens. Mais l’évocation de la langue introduite n’est pas sans nous dire combien celle-ci reste cruciale pour comprendre et interpréter une suite phénoménale d’évolutions des civilisations amenées à sa pratique. Par l’écrit, la langue rapporte une quantité massive d’inflexions comportementales.
« La réinvention de l’écriture par les Grecs du VIIIe siècle n’a pas seulement des conséquences d’ordre pratique, elle modifie leur manière de penser en permettant un autre type de mémorisation, la vérification, la critique… autant de changements d’attitudes mentales très bien étudiés par les anthropologues… » (p.42-43).
Plus anciens écrits dans l’histoire grecque antique, les créations poétiques que furent L’Iliade et l’Odyssée sous la plume attribuée à Homère continuent d’interroger sur la réalité des épopées décrites à travers elles. Quid ainsi de la fameuse ville de Troie, d’Achille ou bien encore d’Ulysse ? Comprendre l’intrusion mythologique nécessite-t-il pourtant que l’on s’escrime sur de telles questions ? Astucieusement alors, les auteurs renvoient aux données d’un débat sur ce propos qui permet à la fois de resituer avec exactitude la qualité spécifique des textes et de résoudre ainsi leur insertion historique et littéraire. Hormis le fait qu’ils révèlent des traits importants de la civilisation archaïque, les écrits supposés d’Homère (dont l’existence elle-même se voit discutée) ne peuvent avoir la portée anthropologique de ceux que l’on voit éclore ensuite, comme supports aux institutions juridiques notamment. Sans doute est-il une bonne fois nécessaire de distinguer dans ce confusionnel melting-pot longuement entretenu par nos toujours fiévreux hellénistes la part des symboles culturels de celle des réalités authentiques. Le legs d’Hérodote, celui d’Hésiode, de Thucydide, de Xénophon ou même encore d’Isocrate, par leurs témoignages écrits et en dépit de la prudence interprétative qu’il convient toujours de leur associer, reste la traduction la plus concrète d’un passé assez extraordinairement construit et laissant derrière lui des marques indélébiles.
Vrai régal pour les scientifiques, les philosophes ou les analystes politiques d’aujourd’hui, la Grèce au temps classique ne semble pourtant pas prête d’avoir révélé toutes ses astuces et tous ses secrets. Vingt-cinq siècles d’un héritage culturel énorme suffisent toutefois à dire l’impact produit sur l’ensemble des sociétés contemporaines, quand celles-ci s’en inspirent encore lucidement et même parfois de façon inconsciente. Qui de Solon ou de Clisthène l’Athénien fut réellement l’instigateur de la première démocratie ? « Il ne me plaît pas d’accomplir quelque chose par la violence de la tyrannie ! » disait le premier (p.115). Il précisait également : « J’ai rédigé des règles, semblablement pour le méchant et pour le bon, adaptant à chacun une justice droite ! » (p.112-113). A leur époque, nous disent les auteurs, « l’évolution de la pensée met au cœur de l’organisation du monde le respect de l’équilibre, l’isonomie, l’égalité par rapport au nomos, à la loi (au sens général de « ce qui régit ») » (p.161-162).
Emus d’orgueil par quelque arrogante revendication d’universalité, de nombreux Occidentaux actuels prônent le magique pas en avant devant être effectué en dépassant certains préceptes philosophiques qu’ils associent aux obscurités d’antan. L’incurie alors la plus repérée chez les plus ardents de ce style ne prête quelquefois plus à sourire, dès lors que l’ignorance impertinente, la rage inégalitaire et le mépris général de l’homme ne détournent plus des excès, tout comme cela inspirait déjà de l’amertume bien avant l’ère de chrétienté. « Je fus amené à conclure… que le genre humain ne verra pas ses maux cesser avant que de vrais adeptes d’une droite philosophie arrivent au gouvernement » (p.310). Quatre siècles avant notre ère, la hauteur de son regard sur le monde immortalisait de la sorte Platon.
Le travail d’Orrieux et Schmitt renvoie à l’originalité identitaire et culturelle des populations occidentales, aujourd’hui interrogatives parce que bousculées par un brassage ethnico économique extrême. Le phénomène pourrait alors suggérer cette quête réactualisée, derrière laquelle chacun voudrait retrouver ses références, ses racines propres et leurs infléchissements. « Démocratie », « tyrannie » ou bien encore « hégémonie » sont hélas, parmi d’autres du langage courant, des substantifs devenus extraordinairement connotés, voire anachroniques. Les efforts de précision et la prudence de nos auteurs, au fil des pages confrontés à ces questions, doivent être à cet égard tout particulièrement salués.
« L’archè athénienne a souvent été présentée comme une mainmise sur les cités comparable aux impérialismes modernes, c’est-à-dire dictée avant tout par des considérations économiques au premier rang desquelles la recherche de débouchés commerciaux… [] Il faut seulement se rappeler ici le fossé séparant le système de nos économies modernes et en particulier capitalistes et le système antique. La stratégie athénienne, autant que tous les documents à notre disposition nous le montrent, n’est pas dictée par un expansionnisme économique, totalement étranger à la pensée du temps » (p.195)
Dracon, Pisistrate, Solon, Aristote, Alexandre, Plutarque…, beaux archontes et basileus, de l’héliée, du prytanée ou de l’aréopage, de grâce protégez-nous à jamais des satrapes inlassablement pliés aux hégémonies de l’ignorance !
Vincent Robin
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