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Histoire du silence, Alain Corbin

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 16.08.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Albin Michel, Essais

Histoire du silence, avril 2016, 216 pages, 16,50 €

Ecrivain(s): Alain Corbin Edition: Albin Michel

Histoire du silence, Alain Corbin

 

Dans ce court essai d’une grande densité, Alain Corbin nous rappelle combien le silence nous constitue et pourtant combien nos sociétés, inondées d’images et de paroles, le fuient alors que par le passé « on en goûtait la profondeur et les saveurs ». Qu’il évoque l’intimité d’une chambre, celle d’une rencontre amoureuse, celle des instants partagés avec la nature, ou des rituels mystiques ou religieux, il est aussi emblématique de certains lieux (maisons, chambres, corridors, églises, prisons, bibliothèques, forteresses). Alain Corbin dresse une Histoire du silence comme un rappel de son importance dans l’Art et la Littérature, mais aussi dans nos vies, pour preuve son vocabulaire, ses mystères et ses tactiques, ses déplacements même de l’amour à la haine jusqu’au tragique qu’il transporte avec lui.

C’est dans la littérature surtout que Alain Corbin va puiser tout d’abord des références innombrables, et notre sensibilité frottée à celle des auteurs qui l’ont recherché et accueilli dans leur quête esthétique s’en trouvera confortée en puisant dans les très nombreuses citations rapportées par l’historien.

Descendre dans cette parole intérieure n’est pas facile et beaucoup n’osent s’y confronter. Pourtant, comme le souligne l’auteur, il existe à notre époque un effet de mode, et de très nombreux « stages payants » pour ceux qui ressentent cette nécessité d’un retour au silence, par la méditation ou le retrait dans des monastères même si, dit-il, « ils sont comme des voyageurs échoués sur une île, bientôt déserte, dont les rivages sont rongés ». Les seuls à ne s’en plaindre ou à le réclamer sont les artistes, les écrivains, les poètes, et Alain Corbin les citent en quantité, que ce silence soit ou non contenu dans leurs œuvres. Les écrivains du silence comme Blanchot par exemple, savent bien que le silence seul, dans l’écriture, a raison de tout : « Garder le silence, c’est ce que à notre insu, nous voulons tous, en écrivant » (L’espace littéraire).

Les lieux et objets du silence

Il est bien au cœur de l’œuvre de beaucoup, silence d’une ville, par exemple Bruges dans l’œuvre de Georges Rodenbach, ses longs canaux, ses maisons muettes, oppressant ; celui de Gracq dans Le Rivage des Syrtes, ou de Vercors. Baudelaire, La Bruyère, entre autres, ont réclamé celui de la chambre, avec cette nécessité du lieu de secret et de silence. « Toute chambre, écrit Claudel, est comme un vaste secret ». Mais Proust, Rilke, Huysmans, Whitman, Barbey d’Aurevilly… Zola dans Le Rêve, Hugo, ou Jules Verne dans Une fantaisie du Dr Ox, Bernanos, un autre obsédé par le silence de la chambre, cette nécessité de l’analyser, de le faire ressentir.

Rodenbach est un auteur qui a exalté le « discours silencieux » des objets perceptibles de son interlocuteur, « la chambre fait silence et jongle aves ses bulles », « le lustre émiette son bruit d’incontenté dans le silence clos ».

Il y a en effet beaucoup d’objets qui parlent silencieusement à l’âme : les portraits anciens, les bijoux et parmi les bijoux : la perle « être sans être » ; parmi les animaux aussi : le chat sait par excellence habiter le silence.

Camus, De Goncourt, Senancour (Oberman), Gracq, Leconte de l’Isle, Guérin, Mallarmé, Thoreau et tant d’autres sont également convoqués pour l’exemple.

Bachelard parle quant à lui de « l’amplification de la nuit », Corbin relevant ici le lien entre nuit et silence, il précise que c’est Jaccottet qui a repris avec le plus d’acuité les sensations qui lient la lune et le silence.

Parmi les lieux, le désert a aussi la préférence de nombreux auteurs surtout au 19è siècle, les premiers ayant été les Pères du désert à laisser de nombreux témoignages sans pour autant permettre de connaître leurs émotions en dehors de leur relation à Dieu contrairement aux écrivains comme Fromentin, grand connaisseur du désert, ou Flaubert au cours de son voyage en Egypte…

Le silence de la nature, c’est par exemple celui de la neige qui descend lentement et fait moins de bruit qu’un pétale de rose se détachant, c’est celle de la pousse des végétaux pour David Thoreau, la fumée qui s’élève au-dessus de la glace en hiver, c’est celui de Tipasa pour Camus. Puissance qui peut se retrouver au cœur d’une forêt, pour Max Picard, forêt qui est « comme un grand lac réservoir de silence d’où le silence s’écoule lentement dans l’air ; l’air (y) est clair de silence », ou celui de Hugo : « le silence dort sur le velours des mousses » ; John Muir et le silence des séquoias, Robert Walser se promenant dans un bois de sapins dont il compare le silence à celui d’une âme heureuse. Le plus banal aussi est évoqué avec celui de la campagne lors d’une promenade solitaire : « lieu commun de l’écriture de soi, le roman et la poésie lyrique » (cf. les Sœurs Brontë, Ann Radcliffe, le Dominique de Fromentin, Hugo et ses Voix intérieures), la lande étant un archétype « qui ressemble à la fin du monde » chez Barbey d’Aurevilly.

Silence des villes, celui de Guérande dans Béatrix de Balzac : le silence, trait de caractère breton, selon Balzac, « est de même nature que le granit » dans la Comédie humaine. Ces villes de silence sont de « véritables labyrinthes de silence » chez Gracq dans Le Rivage des Syrtes, ou Palmyre, « demeure du silence » pour Chateaubriand.

Nécessité du silence

La quête du silence dépasse le sacré et le religieux, elle rejoint la quête méditative et le besoin de se mettre en retrait d’un monde par trop violent. L’auteur ne prétend pas dans cet ouvrage mener une étude de cette nécessité propre à la sphère du sacré, il n’en propose que quelques exemples du 16è et 17è : « oratio interior » silencieux. En 1555, par exemple, celle du père jésuite Baltasar Alvarez ou celle du dominicain Louis de Grenade consiste à « créer un tableau intérieur silencieux des traits visibles et sensibles d’un acte de la vie du Christ », dans une communion et une conversation qui appelle au « retour sur soi ». Ignace de Loyola étant de loin celui qui a laissé la plus profonde influence, exercice spirituel et silence ne faisant qu’un pour lui.

Du silence profane à celui du mystique, il y a tout un monde. Jean de la Croix en est un autre exemple avec sa célèbre Nuit sereine, soulignant toute l’importance du silence pour le mystique.

Quant à Thérèse d’Avila et son Château de l’âme, demeure nécessaire pour trouver Dieu, son idéal de solitude sera jugé excessif par la Réforme, même si l’Abbé de Rancé et Bossuet reviendront sur la beauté et la nécessité du silence au 17è siècle. La parole éloigne de Dieu, empêche aussi le retour sur soi, le silence protège des passions et des excès, telle sera la leçon de Bossuet.

Contre l’agitation, la dispersion, l’exemple de Jésus avec Marthe et Marie témoigne de ce que la meilleure part revient non à celle qui s’agite dans des occupations mais à celle qui prie dans le silence. « L’ineffable paix du Christ est tissée de silences » écrit Alain Corbin.

Au-delà des mystiques, il est devenu essentiel de comprendre comme le dit Margaret Parry que « si nous voulons parvenir à une vie authentique, il est indispensable de construire en nous le monastère du silence ». Corbin soulignant au passage que ce silence est au cœur de l’œuvre de Modiano comme « une échappatoire pour masquer le désespoir ».

Le silence est également tout un langage.

L’âme en a grand besoin. Le poète le sait, lui qui ouvre cet espace pour y puiser l’or des mots.

Alain Corbin n’hésite pas à citer Pierre Emmanuel, « la parole transformée c’est le silence », mais aussi Quignard pour qui « le langage n’est pas notre patrie. Nous venons du silence et nous avons été dévoyés quand nous marchions à quatre pattes ».

Dieu ne se cache pas, il se dévoile à nous quand on se tait : « Seigneur ne nous laisse jamais oublier,écrit Kierkegaard, que tu parles aussi quand tu te tais ».

« Le langage, écrit Merleau-Ponty, ne vit que du silence : tout ce que nous jetons aux autres a germé dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas ».

Mais s’il est nécessaire, il nécessite aussi des apprentissages. Citant Maeterlinck, il rappelle que ceux « qui n’ont pas de silence, et qui tuent le silence autour d’eux, ce sont les seuls êtres qui passent vraiment inaperçus » (in Le Trésor des humbles). C’est souvent dans le silence que se forment les plus grandes choses, il faut donc l’apprendre.

Dans les lieux comme l’église, l’école, le collège, le lycée, l’armée, où il est requis, on s’efforce de l’imposer, on le demande, on l’exige. Ainsi au 19è siècle il était enseigné dès l’école primaire. De cet apprentissage du silence, on retrouve aussi la nécessité de la bienséance en public (savoir se taire, faire taire les manifestations organiques du corps, etc.).

A différentes périodes de l’Histoire, le silence n’a pas toujours été perçu comme quelque chose d’apaisant, au contraire. Que l’on pense par exemple à l’angoisse du silence dans les tranchées lors de la guerre de 14/18.

A. Corbin évoque également la différence de sens au 19è et au 20è siècle du silence dans un train, revendiqué alors, exclu aujourd’hui. « Tout se passe comme si le silence et le bien-être qu’il procure n’étaient qu’exigences intermittentes, dépendantes des temps et des lieux ».

Le silence dans l’Art

La peinture aussi naît dans le silence, L’image est silence qui parle (Max Picard). Selon Lessing, La peinture est poésie muette (voir aussi Claudel, L’œil écoute, ou les travaux de Marc Fumaroli sur laMuta eloquentia dans la peinture de Nicolas Poussin, ou du côté de Quignard avec Tous les matins du monde…).

Pour Claudel, la peinture de Rembrandt est une peinture du silence, mais aussi ceux de Friedrich, ouL’Angelus de Millet, L’Homme et la femme de Bonnard, les Yeux clos d’Odilon Redon, tous les De La Tour, sans parler des symbolistes et tant d’autres… « Ce sont les symbolistes qui ont le mieux approfondi la représentation de la parole du silence et l’on n’en finirait pas d’énoncer les œuvres qui l’attestent ».

Autrefois on contemplait un tableau avec ferveur, aujourd’hui on n’est que dans une recherche esthétique. « C’est le devoir de l’historien que de retrouver le regard ancien et de l’expliquer au lecteur» écrit Alain Corbin, et l’on devine sous ces mots toute l’intention de son travail de recherche.

Le cinéma tout autant que l’écriture est école du silence, même si le spectateur d’aujourd’hui semble moins l’apprécier : « le silence pose un défi aux cinéastes », tout autant aux peintres, aux dramaturges, celui de « faire éprouver le silence » (cf. Blow-Up d’Antonioni où « un bruit imaginaire du silence est à voir »).

Les facettes du silence

L’art de se taire est érigé en référence depuis le mutisme de Jésus, ou d’Ignace de Loyola pour qui il est vertu, prôné par les Stoïciens, Aristote ou Sénèque, jusqu’aux Temps modernes du 16è siècle au 18è où il était conseillé aux courtisans de se faire discret (cf. L’Art de se taire de l’Abbé Dinouart ou encore L’Homme de cour de Balthasar Gracian). Fénelon dans son Télémaque rappelle que « le souverain plus que tout autre ne se possède jamais mieux que dans le silence ». Alain Corbin n’hésite pas lui-même à rappeler qu’en matière de littérature « nombres d’auteurs feraient bien de s’en inspirer et ne rien publier ».

Evoquant à nouveau l’usage du silence en littérature, Corbin rappelle que « à la campagne, le silence est d’abord une tactique », « il protège du dévoilement des secrets de famille entre autres bonnes raisons », même si souvent ce tacite procède d’un consentement, suivant l’adage « qui ne dit mot consent ».

Les silences de l’amour et de l’amitié sont eux des silences qui se goûtent (cf. le regard silencieux de Cécile de Benjamin Constant ou celui d’Eléonore dans Adolphe du même auteur), « la force du silence qui soude les amants », chez Vigny, Hugo évoquant « la promenade silencieuse des amants ». Au 20è siècle, l’Albertine de Proust que le narrateur regarde dormir en silence, en jouissant sans bruit. Quand bien plus tard, Quignard écrira : « seul le silence permet de contempler l’autre ». Sans parler des silences érotiques, dans la jouissance (l’Alberte de Barbey d’Aurevilly dans Le Rideau cramoisi, ou Bernanos qui dépeint la sensualité du silence dans Monsieur Ouine).

A l’autre bout, opposer un silence de haine est tout aussi parlant, quand la relation se défait, mais que, paradoxalement, il peut souder un couple aussi dans la longévité…

Du tragique du silence

Du voyage intérieur immobile à l’incommunicabilité entre les êtres, du silence bienfaiteur au silence menaçant, dans l’écriture, le silence est toujours « consubstantiel au drame humain ». Le tragique du silence épouse deux grands principes : celui de la Création et celui créé par l’Ange de l’Apocalypse, ressenti comme tragique, lors des déchaînements des malheurs du monde, perçu comme une non-existence de Dieu (surtout pour les auteurs du 19è siècle), il renvoie à Job et à Jésus : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Et c’est alors un Dieu qui se cache, indifférent à la souffrance du monde. Pierre Coulange écrit avec raison que le silence de Dieu à ce moment de la Passion, est « le point focal de toute écriture et tout questionnement sur le mystère divin ».

Byron et Vigny exaltent l’héroïsme tragique du silence, « c’est que seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ».

Au 20è siècle, ce doute, cette colère que suscite le silence de Dieu s’estompe dans la littérature. Corbin fait remarquer l’absence du silence de Dieu dans la poésie contemporaine : « la poésie manifeste un détachement », quand Jaccottet s’interroge sur l’effacement des religions. Il faudrait essayer d’être « l’homme qui parle contre le vide », inventer « le chant d’une absence ».

Enfin demeure, inéluctable, le silence de l’approche de la mort, à celui de l’agonie des malades, « l’avare silence de la massive nuit » (Mallarmé) et le dernier de tous, « le plus fort, le plus tragique : celui qui régnera quand la Terre sera morte », « le jour où tout se taira » (Vigny).

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos de l'écrivain

Alain Corbin

 

Alain Corbin est un historien français spécialiste du XIXe siècle en France. Il est né le 12 janvier 1936. Etudiant à l’université de Caen il a notamment comme professeur Pierre Vidal-Naquet. Il devient Professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur l’histoire sociale et l’histoire des représentations. Il a écrit de nombreux ouvrages dont Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 (1998), biographie d’un sabotier inconnu choisi au hasard dans les archives de l’Orne. Ce travail s’inscrit dans le concept de la micro-histoire. Alain Corbin est considéré comme l’historien des émotions et du sensible. Par ailleurs, il a travaillé sur le désir masculin de prostitution (Les Filles de noce, 1978), l’odorat et l’imaginaire social (Le Miasme et la Jonquille, 1982), l’homme et son rapport au rivage (Le Territoire du vide, 1990), le paysage sonore dans les campagnes françaises du XIXe siècle (Les Cloches de la terre, 1994) et la création des vacances (L’Avènement des loisirs, 1996).

A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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