Hildegarde, Léo Henry (par Didier Smal)
Hildegarde, Léo Henry, Folio, avril 2023, 608 pages, 10,90 €
Edition: Folio (Gallimard)Hildegarde est l’œuvre d’un polygraphe renommé, tant nouvelliste « classique » qu’auteur de science-fiction, tant scénariste de bandes dessinées qu’auteur de jeux de rôle ; Hildegarde est un roman au contenu magistral, issu d’une documentation aussi pointue et fouillée que pertinente au sujet traité : la biographie d’Hildegarde von Bingen, la religieuse bénédictine aussi bien versée dans le mysticisme (un rien de magie parcourt le roman, avec l’une ou l’autre vision forcenée) que dans la botanique ou dans la composition ou l’illustration. Henry parvient au tour de force de représenter une époque, surtout d’un point de vue intellectuel au sens large du mot, de la philosophie à la théologie avec passage par une politique teintée des deux premières, allant de la première Croisade à l’œuvre de Chrétien de Troyes (naissance et mort d’Hildegarde obligent) – les deux étant représentatives d’un esprit propre au XIIe siècle. C’est que Henry a eu l’intelligence de tout entremêler sans que le mélange devienne confus : les chapitres portent sur des légendes, des histoires, des vies, et sont comme autant de poupées russes, chacun comportant en son sein de mini-chapitres, qui eux-mêmes, etc. Et Hildegarde ? Elle est silencieuse, si l’on peut dire, et le chapitre qui lui est consacré est composé de regards sur elle : il l’illumine sans entrer dans sa conscience propre, ce dont s’abstient Henry avec intelligence, tout en offrant une belle… vision de la bénédictine.
La construction de ce roman est donc parfaite, digne de La Vie mode d’emploi, et le sujet est traité avec une science totale qui pourtant ne laisse que peu transparaître les recherches érudites auxquelles a dû se livrer l’auteur. Mais il y a un grave bémol : le style. Probablement est-ce dû à une sensibilité particulière, puisque le style d’Henry semble emporter tous les suffrages, mais il est insupportable tant il est volontairement littéraire, abonné aux effets modernes bien pauvres et aux images poétiques attendues (et souvent un rien déplacées, soit dit en passant). L’impression est gênante de lire ces paragraphes dont chaque phrase débute par une suite sujet-verbe identique, ou ces paragraphes dont la ponctuation est réduite à des points, qui remplacent les virgules (on est heureux de croiser un point-virgule à l’occasion), avec cette manie très dans l’air du temps des phrases d’une brièveté sidérante, voire averbales, dont est absente la notion même de subordination – et donc de hiérarchisation des idées. Qu’on juge sur pièce, un passage choisi parmi d’innombrables autres du même acabit, les funérailles de Siegfried (page 464), représentatif du style d’Henry du moins dans une bonne moitié d’Hildegarde : « Le prêtre boute ensuite le feu. Les flammes montent. La dépouille se consume. Cela dure un après-midi entier. En même temps que le soir, arrive une tempête. L’assemblée court se mettre à l’abri de la pluie pour parler. Partager des souvenirs. Percer des barriques de vin et délayer les larmes. Les cendres sifflent, pestent, s’éteignent sous la pluie. Seules sont restées, à la toute fin, la veuve et ses cinq suivantes. Kriemhild approche du foyer encore chaud. Tout a brûlé, en apparence. Rien ne demeure ».
C’est insupportable, cette syntaxe saccadée, ce rythme sans nulle respiration ample, on en viendrait à se sentir suffoquer au bout d’un chapitre, les poumons agonisant au bout de cent pages faute d’oxygéner les alvéoles les plus profondes. On en vient à se poser une double question : pourquoi se complaire dans pareil style moderne, avec des effets poétiques contestables et souvent faciles, alors qu’on évoque avec intelligence et érudition un personnage historique d’une noblesse infinie à qui faire l’offrande d’une prosodie au moins égale à la grâce de ses compositions, et surtout pourquoi ressentir l’impression inquiétante que si toute la critique accepte ce style sans rien y trouver à redire, c’est soit qu’elle est inféodée à la modernité, soit qu’elle lit sans respirer et est donc morte ?
Didier Smal
Léo Henry (1979) est l’auteur d’une œuvre multiple et protéiforme ; Hildegarde fut publié d’abord à La Volte, haut lieu de l’imaginaire.
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