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Heureuse celle qui pleure l’amant perdu, par Nadia Agsous

Ecrit par Nadia Agsous 21.09.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Heureuse celle qui pleure l’amant perdu, par Nadia Agsous

 

Alors qu’elle avance lentement dans les ruelles étroites et enchevêtrées à peine animées de la haute Casbah, une voix masculine sur fond de musique douce et lente s’échappe d’une demeure construite sur le point culminant de ce lieu qui, malgré son état de délabrement, ne se lasse pas de charmer et d’enchanter les âmes fuyantes. A l’heure du crépuscule maudit.

Soudain, elle a la vague impression d’entendre des chuchotements. Là… Derrière elle. Non… Non… Juste là… Devant son visage ébahi. Dans le creux de ses oreilles qui bourdonnent de peur. Des Bouts de récits. Des fragments de révélations à peine audibles. Susurrés… Vécus sur le chemin de jadis. Peuplé de secrets engloutis par les terres du couchant.

Là… Là… Sur les murs de cette grande maison ancestrale hantée par la malédiction. Oui ! Oui ! Sur la façade lézardée de cette  demeure qui abrite des êtres fatigués de vivre une existence en proie au désordre et à la déperdition. Et tout à coup, sur son corps assiégé par l’étonnement, une foultitude de mots. Qui tournent le dos à l’échec de cette tentative désespérée de donner un sens à cette vie en éclats. Des mots… des mots… des mots… Oui. Oui. Des mots. Ô malheur ! Les voilà qu’ils parlent une langue désarticulée. Son sens échappe à sa compréhension.

Mais… ces mots ? Que… Que disent-ils ? Que… Que racontent-ils ? Ces mots… Qui réveillent des blessures antiques. Ces mots… Qui… Qui… Qui… Mais… On dirait une légende qui ressemble à l’image tremblante de la mort… L’histoire de… cette créature qui a renoncé au monde. Un jour… Un soir… Alors que le bonheur courait à perdre haleine dans les interstices de sa vie sentimentale. Devenue un immense champ de ruines depuis que l’autre… Celui qui émoustillait ses sens. Cet homme qui la comblait de volupté. Jubilatoire. Libératoire. Transcendante. S’en alla vers d’autres cieux. D’autres horizons. D’autres corps.

– Chut… ! Son esprit se laisse emporter par les péripéties de la Fille de la Casbah. Cette femme… Impuissante. Aux bras ballants. Au dos courbé. Au cœur blessé. Qui regarde sa peur glisser hors du temps.

Ecoute… Ecoute… Son histoire qui se laisse bercer par la musicalité de ce verbe poétique qui déborde de beauté. Ce cabaret de tendresse. De sensibilité. Et de finesse qui entonne l’hymne de l’amour et de la vie qui éveille aux émotions.

Regarde… Regarde… Cette créature qui dans son sommeil se promène au milieu d’un espace de plein air bordé d’arbres fruitiers. Venus de Damas. De Bagdad. De Constantinople. De Grenade…

Hume… Hume… Ces senteurs qui parfument ce jardin interdit et hors d’atteinte. Ah, ces odeurs de cannelle, de clou de girofle, de jasmin, de vanille qui embaument les petites rues qui montent, descendent et serpentent les maisons aux grandes portes de bois sculpté.

Et au milieu de ces joyaux architecturaux défigurés par les colères du temps, une forte et agréable odeur de fleur d’oranger vient caresser ses narines.

A l’articulation de la rue des Sebaghines et de la rue des Seyaghines, trois bâtisses néo-mauresques offrent au regard une décoration richement ornée de faïences jaunes, bleues et blanches à motifs géographiques et floraux. La coupole blanche et le faux minaret de la maison du milieu attirent son attention.

A peine porte-t-elle sa main gauche à la porte de bois de cèdre sculpté que celle-ci s’ouvre devant sa vue. A l’entrée, un escalier en marbre blanc mène vers un vestibule qui donne accès à une seconde porte en bois sur laquelle est inscrit en lettres dorées : N’OUBLIE PAS. TOUT EST POSSIBLE.

Ecoute… Ecoute… Trois coups de poing sur le bois. Grincement. La porte qui va. La porte qui vient. On dirait… On dirait qu’une main l’ouvre lentement pour la refermer aussitôt. Dans sa mémoire auditive, l’écho d’un sanglot. Puis un deuxième. Un troisième. Un torrent de sanglots gronde dans le silence du temps. Un rythme respiratoire accéléré. Une voix féminine. Lasse. Caustique.

Mais ne vient-elle pas d’entendre le rire moqueur d’un homme ? Son ouïe guette. Mais…

Toujours la même voix. Elle pleure des mots hachés. Elle crache un monticule de lamentations. Des milliers de verbes à l’infinitif et d’adjectifs arpentent l’espace dans un va et vient précipité.

Des mots… des mots… Encore des mots. Un déluge de mots. Qui pleurent la disparition de l’être disparu dans le silence des nuits tourmentées. Une flopée de mots. Qui dénoncent un présent lointain habillé de terreur et de violence. Une histoire gravée sur le mur de la tourmente racontée par une voix fluette. Qui narre l’épopée d’une femme naufragée de l’amour. Qui pleure la traversée solitaire de son attente d’un hypothétique retour de son amant disparu dans l’écume blanchâtre des vagues.

Et dans le flot de ces hallucinations, des impressions de déjà vu errent dans les dédales de sa mémoire. C’est alors qu’elle s’est souvenue de l’histoire que sa mère lui racontait lorsqu’elle était petite : la légende de la Fille de la Casbah, cette femme de la honte qui déshonora son père, le roi de la ville ancienne en se donnant à ce peintre roumi qu’elle avait connu discrètement pendant qu’il peignait à l’intérieur du palais paré des mille et une merveilles du style architectural mauresque.

Et au fil des jours, ils avaient pris l’habitude de se retrouver à l’heure de la sieste, dans la pièce jouxtant la terrasse, à l’insu de toute la maisonnée.

Pendant des heures et des heures, ils vécurent heureux au rythme des paroles de leurs corps qui sonne dans ce vestige du passé comme des partitions d’un hymne à l’extraordinaire envie de prolonger la vie dépouillée de ses entraves et des ses impossibilités.

Mais voilà qu’un matin, une nouvelle au visage blafard de la lâcheté tomba comme un couperet. Car dès que sa mission arriva à échéance, l’amant secret retourna dans son pays lointain. Il s’en alla sans même en parler à son amante.

La nouvelle ne tarda pas à faire le tour de la vieille ville. Afin de faire taire les mauvaises langues et de laver son honneur, le roi annonça les fiançailles de sa fille avec son homme de confiance. En apprenant la nouvelle, la Fille de la Casbah se mit à pleurer et à hurler. Ses sanglots et ses cris résonnèrent loin. Très loin. Jusqu’au Royaume de l’au-delà. Puis elle sombra dans un mutisme qui inquiéta plus d’un.

Trois jours passèrent. Trois nuits s’écoulèrent. Le roi commençait à s’impatienter. Lorsque sa patience arriva à bout, il ordonna à ses hommes de forcer la porte de la pièce où s’était enfermée sa fille. Lorsque ces derniers s’introduisirent dans le lieu de retraite de la fille du roi, à leur étonnement, la pièce était vide. La Fille de la Casbah avait bien et bel disparu.

Ils attendirent des jours et des jours. Des mois et des mois. Mais… Un véritable mystère…

Depuis, le fantôme de la jeune fille hante le palais. Du lever du jour jusqu’à midi, elle se livre à son activité préférée : elle parle. Parle. Parle. Parle. Elle crache tout le flot de mots et d’images qui encombre sa douleur et ronge sa souffrance. Elle déverse tout ce chapelet de mots qui chante sa peine. Raconte l’ivresse de ses passions. Et dit le monde de ses rêves inachevés.

J’avoue ! Oui. J’avoue ! J’ai longtemps cru à cette histoire à l’issue malheureuse. J’ai beaucoup pleuré en pensant à la douleur de la Fille de la Casbah. J’ai même maudit ma cousine qui, un jour m’informa que cette histoire avait une visée moralisante et qu’elle n’était que pure invention de l’imaginaire collectif.

Et ce n’est que quelques années plus tard que j’ai appris que beaucoup de mères racontaient la même histoire à leurs filles. C’est alors que je compris que cette légende était un moyen pour décourager tout désir féminin hors des liens du mariage. En la racontant, les mères cherchaient ainsi à dissuader leurs filles de toute incartade  et de tout déshonneur car qui pouvaient mieux que les filles être garantes de l’honneur des hommes ?

Ne m’a-t-on pas assez répété que l’honneur de la famille se trouvait entre les cuisses des femmes ?

Intriguée par cette phrase, il m’arrivait très souvent de m’enfermer dans la salle de bains et à l’aide d’un miroir, je passais des heures entières à observer le reflet de mes cuisses et de ce fameux trou noir qui fait l’objet de tant de tabous et d’interdits.

Ah, l’enfance ! Ce temps de l’innocence et de l’insouciance !

 

Nadia Agsous

 


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Rédactrice


Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.

"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.