Héros et Tombes, Ernesto Sábato (par Léon-Marc Levy)
Héros et Tombes (Heroes y Tumbas, 1961), Ernesto Sábato, Points Coll. Signatures, 2009, 529 pages, 10,70 €
Edition: Points
Ce roman est un roman d’amour.
Ce roman est une descente aux Enfers.
Ce roman est un roman dans un roman dans un roman …
C’est un serpent constricteur qui étreint les deux personnages liés par un pacte létal : Martin par un amour maudit et une jalousie morbide, Alejándra par une cruauté invincible autant qu’involontaire. L’involontaire disait Lacan n’empêche pas l’intentionnel et les intentions de cette femme sont celles rien moins que du Diable : faire le Mal, avec soin, art, une forme de délectation, mais le Malin le fait toujours en toute innocence. Son amoralité est quasi parfaite – même les rares traces de compassion que ce pauvre fou de Martin lui fait éprouver deviennent des instruments de torture dans son âme égarée.
L’amour (fou) de Martin pour Alejándra est d’emblée marqué du sceau de l’infernal. Il aime, avec pureté, une femme dont la beauté sublime cache – mal – la nature maléfique. Martin ne se trompe pas en aimant cette femme-là : il aime ce qu’il devine de mauvais en elle, condamnant ainsi cet amour à un fatal échec. L’amour impossible ici n’est pas le fruit de circonstances extérieures hostiles mais bel et bien le produit de deux âmes qui s’attirent et s’excluent.
A travers cet amour fou et destructeur, Ernesto Sábato nous fait explorer minutieusement, on peut dire impitoyablement, les recoins les plus sombres de l’âme humaine. Une descente vertigineuse dans les spirales de la pulsion de mort – celle qui organise et détruit le désir humain. Le monde de ce roman est noir comme l’humaine condition : les êtres sont peuplés de monstres, comme habités par des cauchemars intérieurs. « La literatura no es un pasatiempo ni una evasión, sino una forma – quizá la más completa y profunda – de examinar la condición humana ».
« La littérature n’est ni un passe-temps ni une évasion, mais une façon – peut-être la plus complète et la plus profonde – d’examiner la condition humaine » (Ernesto Sábato, L’Ecrivain et la catastrophe, Seuil, 1986, trad. espagnol Claude Couffon.)
On pense irrésistiblement à Baudelaire et son Spleen IV.
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, […]
Et dans les mailles torturées de ce couple douloureux – Sábato glisse le roman de l’Argentine, les déferlantes de l’histoire brutale, sanglante de l’Histoire de son pays, comme une basse continue de douleurs et de morts. C’est à une sorte de construction en écho des grondements de l’histoire collective et d’une histoire privée, irriguée sans cesse par la terre d’Argentine, par les rues de Buenos-Aires, que nous sommes conviés. Une Buenos-Aires loin de tout cliché, à l’image de ses égouts immondes, soulignement empuanti de son apparence mondaine et joviale.
« Egouts abominables de Buenos-Aires ! Monde inférieur et horrible, véritable patrie des immondices ! J’imaginais là-haut, dans de magnifiques salons, des femmes ravissantes et raffinées, des banquiers corrects et pondérés, des instituteurs enseignant qu’on ne doit pas écrire de vilains mots sur les murs ; j’imaginais des tabliers blancs et empesés, des robes du soir en tulle ou en gaze vaporeuse, des phrases poétiques dédiées à l’aimée, des discours émouvants sur la vertu des traditions. Tandis qu’ici, en bas, en un tumulte obscène et puant, coulaient pêle-mêle les menstruations des amoureuses romantiques, les excréments des jeunes filles vêtues de mousseline, les préservatifs des banquiers si corrects, les fœtus mutilés de milliers d’avortement, les déchets de millions de logements et de restaurants, enfin l’immense, l’incommensurable ordure de Buenos-Aires ».
On peut dire que Sábato construit une cathédrale du Chaos, pièce à pièce. La polyphonie du roman est la trame même de cette construction, faisant de Héros et Tombes le roman du Chaos universel, dans un foisonnement d’apocalypse. Le sommet est atteint quand la paranoïa enfin triomphe. Sábato – troisième roman - insère le « rapport sur les aveugles », écrit par un étrange et exalté personnage, Fernando Vidal Olmos. C’est une sorte de journal d’un fou qui introduit jusqu’au bout l’hypothèse qui court dans ce livre d’un complot universel qui a pour but de dominer le monde. Le Diable bien sûr, mais par ses intermédiaires : les aveugles. Organisés en société secrète, en secte infernale, les aveugles sont les agents de la surveillance, les soldats de l’Occupation du monde par les forces du Mal. On descend avec Olmos dans les soubassements obscurs de Buenos-Aires, dans le monde de Satan. Ecoutons le « témoin » :
« Pas plus que je n’ai pu chasser la conviction, toujours plus forte et mieux fondée, que les aveugles régissent le monde par les cauchemars et les hallucinations, les épidémies et les sorcières, les devins et les oiseaux, les serpents, et en général tous les monstres des ténèbres et des cavernes. C’est ainsi que je décelai, derrière les apparences, un monde abominable ».
Le rapport sur les aveugles est le pivot et la trame cachée de ce roman. Il organise le passé, le présent, le futur de Buenos-Aires et des pantins possédés qui l’habitent. Le Diable est parmi eux, parmi nous, nous dit Sábato.
Et Martin, sur les ruines de son amour et de la douleur des êtres, va finalement – peut-être – chercher la lumière. Ailleurs. Mais y a-t-il un ailleurs lumineux quelque part ? Ce n’est pas ce que proclame à, tous coins de rue et de troquets Barragan-le-Dingue, sorte de prophète fou tout droit sorti d’un roman de Melville, et qui annonce – comme Sabato – la fin d’un monde.
« Moi, j'vous dis, c'est bien vrai, le Christ m'est apparu une nuit et il m'a dit : Dingo, le monde doit être purgé par le sang et par le feu, quelque chose de très important doit arriver, le feu s'abattra sur tous les hommes et je dis qu'il ne restera pas une seule pierre debout. »
Léon-Marc Levy
Ernesto Sabato est un écrivain argentin d'origine italienne et albanaise.
Après avoir obtenu un doctorat de physique à l'université de La Plata, Ernesto Sábato part étudier à Paris et aux États-Unis. Il revient en Argentine, en 1940 et enseigne à l'université de La Plata.
En 1945, des articles littéraires écrits pour le journal la Nación mécontentent le régime péroniste, qui l'oblige à quitter son poste d'enseignant. Il entreprend alors la rédaction de "Uno y el Universo", un recueil de réflexions et d'observations sur la politique, la société et la philosophie, dans lequel il déplore la neutralité morale de la science.
En 1948, il publie un roman existentialiste, "Le Tunnel", premier d’une trilogie où l’auteur se met lui-même en scène, houspillé par ses fantasmes.
En 1961, "Héros et tombes", roman central de la trilogie, est l’histoire d'un amour, d'une ville et d'une impitoyable secte dont les membres sont aveugles.
En 1968, paraît "Œuvres romanesques", consacré à Borges et Sartre. Son rapport sur les violations des droits de l'homme en Argentine lui vaut le prix Cervantès, la plus haute récompense littéraire du monde hispanique.
En 1974, "L’Ange des ténèbres", son plus grand roman qui remporte le prestigieux prix français du Meilleur Livre étranger, est l’histoire désespérée de l'échec d'un guérillero qui meurt sous la torture.
En 1979, Ernesto Sábato est médaillé Chevalier de la Légion d’honneur en France.
Également auteur d'essais sociopolitiques ("Sartre contre Sartre", 1968), Ernesto Sábato allie une réflexion sur le monde à une puissante créativité. Son influence est remarquable, en regard du nombre limité de ses œuvres.
Atteint d'une grave maladie oculaire, il cesse d'écrire et se consacre à la peinture (exposition au Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou en 1989).
Physicien, romancier, essayiste et critique littéraire, son œuvre d'inspiration tout à la fois réaliste et métaphysique, témoigne de la difficulté de vivre propre dans le monde moderne, et se caractérise par une étonnante richesse.
- Vu : 4004