Identification

Henry de Montherlant, moraliste des sens, Clarisse Couturier-Garcia (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 30.01.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Classiques Garnier

Henry de Montherlant, moraliste des sens, Clarisse Couturier-Garcia, Classiques-Garnier, novembre 2024, 425 pages, 39 €

Edition: Classiques Garnier

Henry de Montherlant, moraliste des sens, Clarisse Couturier-Garcia (par Patrick Abraham)

 

Pour bien comprendre la visée et la démarche de Clarisse Couturier-Garcia, je conseillerais de commencer le livre par la conclusion (pp.391 à 400) où sont résumées les principales étapes de son parcours :

1/ Couturier-Garcia se penche d’abord (pp.35 à 178 : « L’écriture du désir et de la sensualité ») sur les recueils poétiques des années vingt et trente (Les Olympiques et Encore un instant de bonheur), dont le classement générique pose d’ailleurs problème, et sur les romans sinon autobiographiques, du moins « subjectifs » comme Le Songe (1922), Les Bestiaires (1926), la tétralogie des Jeunes filles (1936-1939) et Les Garçons (1969) où, par le biais de transpositions narratives, Montherlant a mis beaucoup de lui-même.

C’est l’expérience du corps chez Montherlant qui intéresse l’autrice – que ce soit le corps adolescent d’Alban de Bricoule découvrant dans l’atmosphère sursaturée du collège Notre-Dame du Parc de Neuilly l’émoi amoureux pour un camarade plus jeune, le corps sportif poussé à ses limites dans un stade ou sur un ring, le corps confronté à la peur et au courage par l’expérience de la guerre et de la tauromachie, ou le corps de Pierre Costals, double virtuel (mais seulement virtuel) de l’auteur, désiré et désirant mais soucieux d’éviter les pièges sociaux, les leurres et les embêtements de la sentimentalité.

Se dessine ainsi un « culte des sens » construit sur une pratique de l’alternance entre assouvissement délicieux inspiré de la tradition antique et du diwan arabo-persan – ce que Montherlant appelait la « féerie », c’est-à-dire la poésie vécue – et retrait, abstention, renoncement volontaire, mais temporaire, à cet assouvissement.

2/ L’autrice analyse ensuite (pp.179 à 280 : « Solitude et morale chez Montherlant ») deux « récits-essais » Aux fontaines du désir et La Petite Infante de Castille (1927 et 1929), génériquement inclassables eux aussi, inscrits dans le cycle des Voyageurs traqués, pour s’interroger sur la place qu’ils accordent au désir sensuel et à ses implications morales. Elle s’arrête plus longtemps sur La Rose de sable, qu’elle présente à juste titre comme une œuvre charnière. On sait que la publication de ce roman « anticolonialiste », écrit entre 1930 et 1932 lors de pérégrinations méditerranéennes, fut repoussée jusqu’en 1967 par Montherlant, craignant qu’il ne porte atteinte à l’image de la France dans le contexte troublé et menaçant de l’entre-deux-guerres.

À travers les deux protagonistes, l’artiste Pierre de Guiscart et le lieutenant Lucien Auligny, elle oppose deux comportements antagonistes mais complémentaires face à la question coloniale : la jouissance volontiers cynique (mais ne se laissant jamais enfermer dans son cynisme) et, par l’intermédiaire d’un attachement de plus en plus passionnel pour la petite Ram, simple objet sexuel devenu peu à peu sujet à part entière, la sympathie croissante envers le peuple marocain et l’islam dominés et humiliés conduisant le militaire français, lors d’une émeute anti-française, à une sorte de mort sacrificielle.

3/ Clarisse Couturier-Garcia prend enfin en considération (pp.281 à 390 : « Pour en finir avec le corps ») les derniers livres de Montherlant. Le rapport au désir et aux sens y apparaît de plus en plus crépusculaire comme si l’auteur vieillissant, confronté à la dégradation physique et fidèle à sa devise aedificabo et destruam (« je bâtirai et je détruirai »), préparait, dans ses Carnets (Va jouer avec cette poussière, 1966, et La Marée du soir, 1972, en particulier) et par l’entremise d’anti-héros eux-mêmes crépusculaires comme l’anarchiste espagnol réfugié en France Celestino dans Le Chaos et la nuit (1963) et Exupère dans Un assassin est mon maître (1971), sa propre sortie de scène et anticipait son adieu au corps (le sien) et aux corps (ceux des êtres désirés) qu’il rendra effectif par son suicide le 21 septembre 1972, jour de l’équinoxe d’automne.

Les mérites de la riche étude de Couturier-Garcia, qui n’évite cependant pas toujours la lourdeur du jargon universitaire, sont multiples à mes yeux :

1/ Elle arrache Montherlant à son injuste purgatoire (le théâtre, moins négligé semble-t-il de nos contemporains, a délibérément été écarté) en dépoussiérant et désacadémisant son œuvre, en la resituant dans son époque et dans le trajet d’une vie et en en soulignant la force, l’originalité et l’importance ; des idées reçues sont déboulonnées : sur sa dureté de cœur par exemple, alors que Montherlant a été comme Stendhal, dans toute l’acception du terme, une âme sensible, ainsi que le prouvent le dénouement des Célibataires (1934) avec l’agonie solitaire de Léon de Coantré ou le récit posthume Moustique (1986), ou sur sa prétendue misogynie, alors qu’il a manifesté un vif intérêt, dès les années vingt, pour des poétesses parfois oubliées aujourd’hui telles Anna de Noailles, Mathilde Pomès ou Marie Noël ; comme pour tout romancier ou poète majeur, on constate que rien n’est univoque chez lui et que ses contradictions apparentes participent d’une unité plus profonde ;

2/ En refusant toute posture surplombante car « judiciarisante » sur les goûts érotiques supposés ou avérés de l’auteur et de plusieurs de ses personnages, qu’elle ne dissimule pas, et sur son attitude sous l’Occupation, mais aussi toute complaisance apologétique, elle nous incite à aborder cette œuvre, en suspendant notre jugement, d’un point de vue avant tout littéraire ;

3/ Elle établit des parallèles fructueux avec des écrivains de la fin du dix-neuvième et du vingtième siècle comme Cavafy, Gide et Augiéras (noms auxquels celui de Sénac aurait pu être ajouté) chez qui la relation aux sens et les singularités désirantes jouèrent également un rôle primordial dans un processus de révélation sur soi, de constitution éthique de soi et de réinvention de valeurs.

 

Patrick Abraham



  • Vu : 432

Réseaux Sociaux