Hank Stone et le cœur de craie, Carl Watson (par Léon-Marc Levy)
Hank Stone et le cœur de craie (Hank Stone and the Heart of Chalk), Carl Watson, éditions Vagabonde. Traduit de l’américain par Brice Matthieussent. 63 p. 7,50 €
Une novella peut-être, un très court roman qui laisse sous le coup le lecteur incrédule. La puissance de ces brèves de quartier, d’un immeuble, le Stratford Arms – le héros vit, regarde et raconte ce qu’il voit de la fenêtre de son appartement – est proprement extraordinaire. Et c’est pourtant de l’ordinaire qu’il s’agit, de gens ordinaires, dans des scènes ordinaires, dans un quartier ordinaire de … New York peut-être ou bien ailleurs, partout.
Hank Stone est un regard et une oreille. On ne saura rien de plus de lui. Ni son allure, ni son métier (travaille-t-il ou passe-t-il tout son temps à regarder à travers sa fenêtre ?), ni ses pensées, ni ses émotions. Non. Juste un regard et une oreille. Sans le moindre commentaire. Il est difficile de ne pas évoquer le Grand Raymond Carver dans ce parti pris d’objectivation des scènes, dans cette mise à distance du vécu. Les bruits et les lumières/ombres peuplent ces brèves, les emplissant d’une inquiétude permanente, d’une tension dont il faut tenter de trouver l’origine. Des obsessions de Hank Stone sûrement. Son regard est panoptique, son écoute hyper perceptive. Il y a dans ces obsessions la fiche clinique d’un paranoïaque qui regarde le monde comme si, de chaque personne, de chaque objet, de chaque scène ordinaire pouvait surgir soudain, terrible et menaçante, une horreur.
Quelle horreur ? Le paranoïaque ne sait pas, c’est même une constante. Il ne sait pas.
Ses rêves d’ailleurs (ses cauchemars) donnent une idée des terreurs paranoïdes de Hank.
« Mais dans son sommeil il rêve de parasites. Au début il s’agissait seulement de petites souris et il a cru qu’elles étaient apparues pour son plaisir. Ensuite, il y a eu des insectes – de drôles d’insectes aux membres et aux cornes bizarres, des corps apparemment mécaniques comme il n’en avait jamais vu auparavant. Ils se sont multipliés et mis à occuper certains endroits de l’appartement. Ils émettaient un bourdonnement sourd, des grattements et des bruits de mastication. »
La peur de l’invasion. Peut-être est-ce le moteur des obsessions de Hank. Il est dans le dedans, il voit et entend le dehors et craint affreusement une inversion des choses. Que le dehors entre dedans. Seuls les bruits sont impossibles à refouler à l’extérieur. Ils entrent ! Ils viennent de chez les voisins, de la rue et viennent interroger Hank sur leur sens. Mais juste un instant.
« Ce soir, comme tous les soirs, les sirènes reprennent leur symphonie, vont et viennent d’un coin à l’autre du réseau qui relie les vies et un drame commun. Trois filent vers l’ouest, deux vers le nord, une au moins fonce vers l’est. […] et bien sûr le chemin suivi par ces sirènes, ou du moins le souvenir qu’on en garde, car elles sont aussi insistantes que la mémoire, même s’il est également dans la nature de glisser hors de la mémoire aussi vite qu’elles y font irruption. »
Regard et écoute panoptiques qui empruntent sans cesse et avec fièvre les quatre directions cardinales. Pour y traquer quoi ? Le contrepoint de la solitude de Hank peut-être, une solitude totale, Hank regarde et entend les autres mais ne sait rien des autres, ne les rencontre pas. Il n’a de vie sociale que par le prisme de ses obsessions et des interprétations qu’il fait des sensations visuelles ou auditives qu’il perçoit de sa solitude. Une idée de la mort sans doute, un néant sans aucun sens, inimaginable. La mort qui rôde dans la tête de Hank comme une image itérative.
« Deux semaines plus tôt, ils ont sorti un mort du Stratford Arms. Ils l’ont porté sur le trottoir dans un grand sac vert. Toute la rue puait. Il était mort dans sa chambre depuis plus d’une semaine. La puanteur était insupportable et c’était l’été. Des cachets, la maladie. Des rumeurs ont circulé. Il y a trois jours, une femme s’est pendue dans sa chambre. Hank l’avait vue dans la rue. Il les voyait presque tous. Elle aussi, on l’a sortie dans un sac vert. »
Conte en éclats sur la solitude urbaine, la misère morale des quartiers, les effets paranoïaques de la Ville, Hank Stone est un petit miracle littéraire. Son économie d’écriture et de propos en fait un condensé effarant de la rumeur de la ville.
Léon-Marc Levy
Carl Watson est un romancier américain né en 1955.
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