Grossir le Ciel, Franck Bouysse
Grossir le ciel, octobre 2014 199 p. 16,90 €
Ecrivain(s): Franck Bouysse Edition: La Manufacture de livres
Franck Bouysse construit de livre en livre un lien littéraire vivant et passionné. Nourri de littérature américaine, de ses espaces sans fin et de ses personnages hauts en couleurs, de son art de la narration, il nous offre des œuvres dont l’univers, l’écriture, la musique font passerelle entre son Limousin natal et les Terres d’Amérique chantées depuis toujours par les écrivains-mangeurs d’espaces : Thoreau, London, McLean, Harrison, Bass, tant d’autres encore. Il avait donné une matérialité fictionnelle à ce rapprochement dans son dernier opus avant « Grossir le Ciel » : dans « Pur Sang » (Editions Ecorce) le héros indien du Montana se découvrait des ancêtres Haut-Viennois !
Rien de plus naturel donc que le chemin qui l’a conduit à ce livre, « Grossir le Ciel ». Nous sommes dans les Cévennes – terre de contes et d’écriture, terre de nature sauvage et de solitude. Et Franck Bouysse nous emmène aux côtés de Gus – homme de terroir taiseux, solitaire – dans une histoire sombre et fascinante.
Franck Bouysse est un raconteur d’histoires dans la grande tradition. Américaine ? Oui mais pas seulement. Sur les traces de Gus, dans le cadre rude des Cévennes, c’est aussi Jean Giono qui nous hante. Notre grand-à-nous du panthéisme, de la Nature déifiée, sacralisée, matrice de vie et de mythes, annoncée dès l’entrée du livre par une épigraphe magnifique de James Agee :
« Le terre aveugle elle-même et l’eau aveugle, le ciel et sa bombarde d’étoiles comme les colombes, l’air, sombre, les essaims de civilisations endormies de la terre végétale, certains reptiles certains oiseaux, et des personnalités vêtues de fourrures, dont le sommeil est de jour, mais que l’obscurité appelle à leurs affaires, ceux-là jouissaient de tout leur aplomb »
C’est là comme une revendication de filiation littéraire qui trouve tout au long de ce roman son prolongement. Ecoutez-en plutôt l'écho profond, dès les premières pages :
« Il y avait aussi des couleurs qui disaient les saisons, des animaux, et puis des humains, qui tour à tour espéraient et désespéraient, comme des enfants battant le fer de leurs rêves, avec la même révolte enchâssée dans le cœur, les mêmes luttes à mener, qui font les victoires éphémères et les défaites éternelles. »
Hymne à la Nature sauvage et à la solitude. Hymne à l’homme, aux hommes. La littérature n’a pas d’autre message – ne devrait pas avoir d’autre message. Gus est fermier, il se lève avant le soleil tous les jours, et commence son travail – non, sa lutte quotidienne - contre la terre, le temps, la pauvreté, la solitude, les hivers glacés et les étés torrides. Un seul voisin. Ami ? Si peu. Et c’est bien chez lui, Abel, qui soudain a changé de comportement, que les choses vont mal tourner pour nous mener dans une noire affaire.
En basse continue du récit, Franck Bouysse égrène des thèmes qui lui sont chers, la nostalgie des choses anciennes, l’angoisse du temps qui passe, l’amour des pierres en bâti. Encore une façon de revendiquer des héritages culturels, littéraires. De s’inscrire dans une tradition ancestrale. De dire en sourdine une forme de révolte contre le progrès imbécile à tout prix.
« Gus demeura un long moment à regarder les vieilles pierres encore debout, les murs en partie écroulés et recouverts de mousse, et la roue pourrie par le temps qui partait en lambeaux. Un filet d’eau coulait encore dans le canal, mais il n’y avait plus le moindre poisson pour s’y aventurer, à cause du manque d’oxygène. Il trouvait sacrilège que personne n’ait entretenu l’endroit pour que la mémoire des temps anciens ne se perde pas définitivement, mais c’était plus compliqué que de goudronner une route électorale. »
Beau roman, sombre, poignant, dont la noirceur même porte encore l’espoir, jusqu’au bout du chemin, d’aller « grossir le ciel ».
Leon-Marc Levy
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
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