Coups de griffes N°6 (par Alain Faurieux)
Un Abri de fortune, Agnès Ledig, Albin Michel, février 2023, 368 pages, 21,90 €
Une des très grosses ventes de 2023. Qu’en dire ? Dans une marmite d’Histoire Naturelle (les herbes, grenouilles, chèvres et choux), une louche d’Histoire pour les Nuls (le bataillon perdu et ses sauveurs sacrifiés), un réchauffé social (anorexiques, ex-détenus, psys et bonnes œuvres), une pincée de sexe (sans exagération), une larme de féminisme (trans-générationnel), un soupçon (avec jeu de mots) de polar. Quelques traces d’arômes du jour (responsabilité, durabilité, réchauffement climatique et fromages de chèvre). On touille avec bienveillance. Et voilà. Ce n’est pas mal écrit, pas mal construit, ça ne pue pas une fois prêt…
Cela dit, voici un montage d’extraits sous forme Reader’s Digest (tous les mots sont de l’auteure) :
« Quatre murs et un toit dissimulé entre ses deux grands bras solides et fragiles à la fois. Des bras qui ont depuis malaxé du ciment, coupé des taillis, creusé des trous, vissé des planches. Des bras qui ont couvert des cloisons d’enduit à la chaux et des sols de parquet, qui ont pris des notes, tourné des pages, pour apprendre, comprendre, inventer. Des bras pour l’attirer contre lui quand elle ne savait pas s’arrêter, ou pour la motiver quand elle n’avait plus envie. Immersion dans le vivant à l’abri des écrans. Un jus de pomme sans étiquette attend sur la table. Ils évoquent les enjeux dramatiques du réchauffement climatique, les décisions affligeantes d’un gouvernement aveuglé par les lobbies. Capucine raconte le combat de sa petite sœur activiste, leur démarche vers la sobriété depuis qu’ils se sont installés ici. Un domaine en permaculture met des années à se construire. Un écosystème vivant s’apprivoise doucement. L’année prochaine, ils aménageront des structures grillagées pour faire grimper les tomates et les courges à la verticale, dont le feuillage permettra d’offrir de l’ombre à des légumes trop sensibles aux rayons brûlants. Ils pailleront encore plus épais pour garder l’humidité des sols, puisque les sécheresses vont s’accentuer. Ils s’adapteront, résilients comme les plantes, y passeront du temps. Ils l’atteindront un jour, cette autonomie. Adélie, sa petite sœur, en sera heureuse, elle qui se bat pour sauver le vivant sur une planète envahie par des humains cupides et inconscients ».
P.S. Le meilleur est quand même le prologue, qui fait penser à du Harlan Coben (c’est tout dire). Teaser improbable d’un climax jamais advenu. Ou un roman fantasmé à l’intérieur du produit fini…
The Playboy of the Western World, JM Synge, Mercier Press, 9 €
Poussé par notre encyclopédiste/humaniste/aventurier national, je suis allé découvrir JM. Synge. Vanté par Yeats, toujours joué au XXIème siècle, figure importante de l’Irlande du début du siècle dernier, nous disent de nombreux manuels… Quoi de mieux que la mention « incompréhensible » (ou était ce « illisible » ?) sous la plume de Tesson pour me titiller. Me voilà puni. Non, Synge n’est pas illisible ou incompréhensible, il n’est que poussiéreux, maladroit, emprunté, d’une artificialité confinant au grotesque ridicule, grotesque est un compliment. Je n’ai pu lire que The Playboy of the Western World (traduit imbécilement par Le Baladin du Monde Occidental), j’ai ensuite abandonné, épuisé par ces sautillements de personnages/prétextes aux figures imposées entre trois tables et deux fûts. L’intention est louable : rendre la langue irlandaise de chaque jour en une langue anglaise remaniée (par exemple par le placement en début de phrase de l’élément langagier le plus porteur de sens), et mettre en scène les « vrais » Irlandais. Trois actes : un fils qui croit avoir tué son père en devient attirant pour les femmes (et les hommes), qui se détourneront de lui au retour du progéniteur. Freud encore récent, clins d’œil aux œuvres classiques, situation politique bouillonnante… voilà sans doute pourquoi Synge n’a pas encore été oublié. Sans parler de son utilisation possible pour un débat sur le genre, la sagesse traditionnelle, colonisation et langue, ou autres après-midis pluvieuses. De là sans doute le très bon accueil fait à une nouvelle traduction en franco-breton (la bien nommée Françoise Morvan).
P.S. : pour les masochistes, l’INA va bientôt mettre en ligne l’intégrale du film de Benoit Jacquot sur des répétitions de la pièce en 1975.
Jeux de peaux, Anouk Shutterberg, Pocket, 2021, 360 pages, 8,30 €
Ni un nanar, ni un navet. Juste pas bien écrit. Rien de mortel (dommage pour un polar), mais des lourdeurs, des problèmes de coordination, d’articulateurs logiques, de syntaxe bon marché. La construction faussement rusée (des flash-backs à la Arsène Lupin, la série pas les livres), dissimule le peu de matière de l’intrigue. Ce qui avait l’air original au départ, tatouages et art, se révèle absurde. L’explication tant attendue (j’exagère) repose sur une invraisemblance dont l’auteur semble penser que personne ne relèvera le rôle primordial. Mais comme les invraisemblances fourmillent il vaut mieux ne pas souligner que le personnage « principal » est encore moins convaincant psychologiquement que l’enquête est plausible. Sans parler de sa position vis-à-vis de la loi (ou de l’éthique, ou…). Et l’auteur remercie son éditrice de sa Bienveillance (sic). Peut peut-être se lire dans un Paris-Uzerche en panne (Uzerche peut être remplacé par Clermont-Ferrand, voire Limoges).
Bestial, Anouk Shutterberg, Plon, 2022, 432 pages, 19,90 €
Deuxième produit Shutterberg sur les aventures du commissaire Jourdain. Progrès par rapport au premier ? Oui, les images malheureuses et bancales sont moins nombreuses, les tournures grammaticales approximatives aussi. La psychologie d’un des personnages principaux reste cependant improbable. L’impression constante est de voir une sorte de mise en œuvre laborieuse d’un atelier d’écriture : maintenir l’attention du lecteur par une variante temporelle dans les chapitres, et par la même dislocation en termes de géographie, ne dévoiler l’identité d’un protagoniste (mieux encore, d’une des focalisations) que le plus tard possible ; s’appuyer sur une sérieuse recherche préliminaire (chiens, maffia Russe…), et sur le contexte social (covid).
Point fort ? Contrairement à Lévy ou Mussi, Shutterberg ne joue pas la carte du consensuel-qui-n’effraiera-pas-mémé. Je vais donc lire le prochain Jourdain.
La Nuit des Fous, Anouk Shutterberg, Récamier Noir, novembre 2023, 368 pages, 20 €
Troisième volume consacré au commissaire Jourdain. L’évolution abordée dans le second se poursuit. Plus trace des erreurs grammaticales où syntaxiques du premier, disparues les images bancales et les lourdeurs topologiques/logiques. L’intrigue a été dégraissée, la psychologie affinée ; bref, une lecture agréable. Un volume solide, construction en parallèle efficace, ancrage social et familial plausible. Pas de révolution ou de grande littérature ici, mais un polar classique et tendu. A lire.
Alain Faurieux
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