Grand Maître, Jim Harrison
Grand Maître. Trad. USA Brice Matthieussent. septembre 2012. 350 p. 21 €
Ecrivain(s): Jim Harrison Edition: Flammarion
Jim Harrison a pris la peine d’un sous-titre en 5ème page, en forme d’avertissement : « faux roman policier ». Précaution superflue, en quelques pages on a compris. On tient entre les mains un évident faux polar, mais un encore plus évident vrai Jim Harrison ! Et comme tous les vrais Jim Harrison, c’est un grand livre.
On va faire comme Big Jimmy : expédier la pseudo intrigue policière, la pseudo enquête. Le vieux Sunderson, flic du Michigan qui part juste à la retraite, se met sur les traces de Dwight, Le Grand Maître d’une secte sulfureuse et nauséabonde, prônant le sexe (y compris la pédophilie), les plaisirs terrestres et captant le fric de ses adeptes, nombreux en ces régions des USA. Il met ses derniers élans de flic dans sa volonté de faire tomber cet ignoble personnage.
Bon. Voilà. Il faut dire tout de suite que ce « prétexte » narratif n’occupe que peu de place dans ce livre et nul ne s’en plaindra car le propos, la matière, la grandeur de ce roman sont ailleurs, dans la présence énorme et fascinante de … Jim Harrison.
On le devine vite, dès les premières pages, Sunder-son c’est Harri-son. Le vieux lion avec sa libido fatiguée mais obsessionnelle, sa passion des rivières et des truites, son amour des humains et particulièrement des femmes, sa foi panthéiste et terrienne, ses passions intellectuelles.
Page 4 : « Sunderson ne s’intéressait nullement aux romans policiers, ces livres pour enfants qui égrenaient les recettes du chaos, (…) En tant qu’historien amateur, Sunderson avait un faible pour l’expression délicieuse d’Hannah Arendt, « la banalité du mal ». »
Notre « policier » vit dans un antre débordant de livres :
« … une véritable caverne bourrée de livres. (…) Diane, son ex-épouse, avait déclaré en plaisantant que le budget livres de Sunderson excédait chaque mois le remboursement de leur crédit immobilier »
Juste en face de chez lui, habite une toute jeune fille, Mona, qui par le plus improbable des itinéraires est la « veille » de sa vieille libido fatiguée (en tout bien tout honneur qu’on se rassure, le vieux bougre a des principes moraux encore plus rigide que sa …). En déplaçant un des livres d’une étagère donnant sur une fenêtre, il peut la voir tous les matins et tous les soirs en petite culotte, ou sans, avec un émoi qui lui fait honte mais dont il ne peut se passer.
« Une fois habillée, le plus souvent en noir gothique, Mona semblait trop mince, mais nue elle arborait une poitrine plantureuse et un derrière charnu. La vieille bite de Sunderson, parfois une amie mais à cet instant précis une ennemie, manifestait une absurde tumescence, et elle méritait, pensa-t-il, d’être coincée dans le tiroir du bureau à cause de son évidente stupidité. »
Plus improbable encore, la petite Mona va être son acolyte dans l’enquête sur le Grand Maître. C’est qu’elle a quelque chose de Lisbeth Salander* notre gamine : hacker, geek, délurée, sans tabou, un peu gothique. Et ces talents vont venir en aide au vieux, dont elle est follement – platoniquement - amoureuse !
Jim Harrison va se dévoiler à nous, avec les thèmes récurrents de toute son œuvre : la barbarie du monde, des USA en particulier – et ceux de Bush encore plus en particulier -, la vanité de l’ambition des hommes, le courage et la patience des femmes, les ravages de la vieillesse – dans des accents qui ne sont pas sans évoquer Philip Roth.
« Il ne restait plus en lui la moindre trace de ses anciens talents. Avec les grandes souffrances physiques ou mentales, quand les deux ne se conjuguent pas en cette détresse profonde qu’il connaissait désormais, arrive l’humilité, non pas l’humilité vertueuse mais seulement celle du chien qui, percuté par une voiture, se traîne à l’écart de la route jusqu’à un fossé pour tenter d’éviter un nouvel accident . »
Et dominant le tout, on entend le chant profond du vieux Jimmy qui s’élève dans ce livre comme le murmure éternel des régions sauvages du nord. On oublie pour une fois le Montana pour le Michigan, ses rivières et ses lacs, ses neiges et ses ours, ses hommes et ses truites. Comme une ode, un psaume panthéiste à la création, à la nature sauvage, à son exigence de pureté, à sa volonté farouche de rester inviolée – malgré les efforts absurdes du « progrès ».
« Il pensa aussi que son amour pour cette région venait de la faune qui s’obstinait à y vivre, ses truites bien-aimées ainsi que les milliers d’ours, de cerfs et de chevreuils, de loutres, de castors, de loups et d’autres animaux, l’amour de Sunderson incluant même le porc-épic lent et laid, sans oublier les millions d’oiseaux et de fleurs sauvages. C’était vraiment formidable d’habiter un endroit presque entièrement inconnu du reste du monde. »
Le vieux loup Harrison vient de faire entendre encore son chant inoubliable.
Leon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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