Grand chœur vide des miroirs, Jacques Pautard, éd. Arfuyen
Narrer
Quelques propos sur Grand chœur vide des miroirs, de Jacques Pautard.
J’ai pris le temps pour écrire cette page, car la formule du poète du Grand chœur vide des miroirs est d’un principe complexe, que je voulais bien posséder pour rédiger ces lignes. Ainsi, comme il existe en peinture une conduite artistique plus propre à la ligne, au contour ou à la tâche, à la macule, il me semble que l’activité de la poésie est elle aussi bornée par l’art de la musique d’un côté, et celui de raconter de l’autre. Et les choses s’arrangent merveilleusement avec le Virgile de l’épopée, ou le Dante Alighieri des voyages en Enfer. Le texte de Jacques Pautard se trouve justement sur cette crête, cette interrogation. Et je dis cela à dessein, car je suis très touché par cette discussion : que doit narrer le poème, et faut-il que le poème raconte, relate ? C’est-à-dire, comment faire fonctionner le mode lyrique et le récit.
D’ailleurs, il suffit de se porter à l’index en fin de volume dont certains sous-titres donnent une idée de cette tension presque dramatique entre chanter et réciter – grand art d’ailleurs de l’aède grec : Atlas, La route, La clef des champs, Vesoul. On entre ainsi dans la danse, si je puis dire, dans le mouvement d’une poésie mobile et souple, un peu animale et racée, une poésie du mouvement, tout autant littéraire que cosmologique. Pour preuve les premières lignes du recueil :
Reste le cri plongeant qui ravissait mon être
devant la ligne brisée d’une route… Buste gris foudroyé
sur le genou venteux du télégraphe, comme un continuel départ
en moi…
Dès les premiers vers tout le problème est posé, avec un chant très fort et très opportun. On entre dans une sorte de monde Beatnik, mais à la française – comme il existait une factory à la française dans les années 70. Et dès la troisième page on trouve cela :
C’était la route large et nue jaillie de sa cosse brisée pour nous rendre
un monde sans mors et tout l’héritage d’errer : heurs et vœux de clochers
de sources, patiences d’herbages, grands opéras de vents où, sans âge,
nous nous sûmes passage, et que toute distance était philosophie […]
Il y a aussi parfois des déclarations théoriques sur la poésie ou sur l’art d’écrire. Mais cela reste, surtout pour moi, une poésie du mouvement, une poésie vouée à la motilité, avec une grande fluidité qui permet de suivre le caprice de la route – comme le faisait Guy Debord et ses errances dans la psychogéographie, si je ne me trompe. Donc une écriture qui se dilate par le voyage et qui est aussi voyage par elle-même. Toujours quelque chose se meut. Toujours tout tourne violemment en un sens, tout est dramatique.
Ce moment où la rotation s’immobilise de la terre,
où le temps cesse de filer avant repartir à l’envers,
entre passé et avenir où l’on ne peut même mourir,
ce moment de la bonne et la mauvaise vérité des hommes.
Je ne peux citer tous les exemples de cette espèce dans le livre. Nous allons avec le poète jusqu’à Paris et son aspect de théâtre, ou s’excentrer dans une petite ville de province, tranquille et violente à la fois, en tout cas dans un monde à risques, scénique, ourdi sans doute comme l’histoire personnelle de Jacques Pautard, le poète.
C’est à une sorte de poésie au carré – qui se multiplie en puissance deux par le récit –, d’alchimie, de quintessence d’un récit à quoi nous invite ce long poème, cette épopée lyrique si je puis dire. Des axes principaux donc, et deux grands thèmes : le théâtre et les villes, parfois les capitales, les caprices de la cité.
Et aussi qu’il ne mentait pas, le Scapin, le truand :
le sacrifice d’art valait celui du sang.
Et le masque, le masque longtemps dont je cherchais le sens
en marchant chaque nuit de Paris éveillé à Paris endormi
– pourquoi le grand dieu du théâtre, le grand dieu païen du théâtre,
était-il grimé en son prêtre ? Et l’Afrique, de quel travail
avait-elle inventé le masque pour le médium de ses cultes,
et les tatouages, les scaries, tout le poème qu’hommes font
d’eux-mêmes pour s’offrir à eux ? […]
Masque noir, masque tragique ou comique de l’africanité de l’auteur sans doute, identité fondamentale depuis le je de Parménide, ne cessent de me rappeler que le masque de théâtre d’origine étrusque donne le mot de personne, et plus tard de personnage, sans que cela atténue l’intérêt pour la lecture de l’histoire de ce qui se raconte.
Par cette fausse guillotine, rouge : le rideau. Ces fards, ces lampes,
ces excès ; ces masques qui démasquent, ces costumes qui désenrôlent,
ces cothurnes qui vous enlèvent au temps du monde, à ses mesures,
il recoupe le divorce que s’est un être à lui-même, et le rend à lui-même
un peu, le montre à lui dans son reflet. […]
Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, ou la difficile complexion de Jean Genet, écrivains qui utilisent la langue classique de la bourgeoisie pour la démasquer et la piéger. Lecture étoffée aussi ça et là de noms d’artistes : Rutebeuf, Cézanne, Ruysdael, Charles d’Orléans, Marie de France… Noms qui ouvrent des perspectives, des dissertations nombreuses, de lignes de fuite que l’on trouve dans sa propre culture, et qui font comme des oriflammes vives au milieu de la bataille foisonnante des arts.
Une autre chose m’a intrigué tout au long de la lecture de ces deux cents pages, c’est l’utilisation de mots rares ou qui paraissent parfois inventés, un peu à la manière des Parnassiens qui aimaient beaucoup les mots difficiles. Voici deux, trois exemples d’ailleurs : clarteux, orviétan, acromégalique… Dès le début de l’ouvrage, on trouve d’autres mots comme remembrance ou joyautant, qui surplombent de façon originale l’emploi de la langue.
Pour conclure, il y a peut-être un peu du Rítsos de la dictature des colonels grecs ou du Pavese de l’exil intérieur, ou encore du Robert Walser, particulièrement dans le détail de la section du livre qui porte le titre Les cœurs verts, où l’on trouve des éléments biographiques très sensibles et la biographie douloureuse du poète (qui a été placé en maison de redressement ou dans un orphelinat, enfant, on ne sait au juste…). Cependant, reste la spiritualité un brin franciscaine et beaucoup de cadence exaltée, et aussi de l’espoir.
[…] un parc immense à pigeonnier, deux boulets
de pierre y coiffant les piliers d’une grille close sur un paradis d’oiseaux
au bout d’une place posée dans une coupe de soleil… Là, des barques
vous attendaient, des paquebots sous la cale sèche des feuilles, des navires. […]
(Sinon des sœurs prenant leur bain, éblouissantes, prodigieuses, au
rayonnement des corps nus et dans le scandale
des shampoings, des parfums, des mystères…)
Didier Ayres
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