Gouverner au nom d’Allah, Boualem Sansal (Entretien avec l'auteur)
Gouverner au nom d’Allah. Islamisation Et Soif De Pouvoir Dans Le Monde Arabe, Boualem Sansal, éditions Gallimard, Collection Hors série Connaissance, 160 pages, 12,50 €
L’islamisme « a gagné en puissance et en légitimité », écrit l’écrivain et essayiste algérien, Boualem Sansal, dans son dernier essai publié aux éditions Gallimard.
Rencontré dans les locaux des éditions Gallimard, dans le bureau qui servait de lieu de travail à Albert Camus, l’auteur a bien voulu nous éclairer davantage sur cet essai qui mérite d’être lu et d’être commenté sereinement afin d’inciter le débat des idées et de favoriser ainsi la réflexion.
Entretien avec Boualem Sansal
Qu’est ce qui a inspiré la publication de cet essai qui traite de l’islamisme ?
Ce livre est une commande d’une prestigieuse fondation allemande, Korber-Stiftung. En sa qualité de Think tank, son rôle est de réfléchir à des questions relatives à l’Europe, au Tiers Monde, à l’Afrique, à l’Islam et à des sujets qui ont trait aux évolutions du monde. Elle met à la disposition des gouvernements et des grandes élites des études et analyses dans le but d’actualiser leurs connaissances. Cette fondation publie des ouvrages qui traitent de sujets d’actualité.
Voilà plus de sept années que je collabore avec le fondation Korber. Parfois, je suis invité à participer à des débats sur l’Irak, la mondialisation, le terrorisme… Je suis également sollicité pour animer des conférences pour un public trié sur le volet : des ministres, des généraux, des gens du gouvernement. Je suis intervenu à plusieurs reprises pour parler de l’Algérie, du Maghreb, de l’Union du Maghreb, de la question berbère.
Le contenu de mes conférences sur l’islamisme et le monde arabe a intéressé les membres de cette fondation. C’est pourquoi j’ai été sollicité pour écrire un essai à ce sujet. Bien qu’il ait été, en premier lieu, publié en France par les éditions Gallimard, il est néanmoins la propriété de la fondation Korber-Stiftung. La traduction a retardé sa publication en Allemagne.
Vous établissez des distinctions entre l’islam et l’islamisme ? Qu’est ce qui les différencie fondamentalement ?
La différence entre les deux réside essentiellement dans le dosage. L’islam est une foi, une pratique religieuse et sociale. L’aspect politique est très minoritaire. L’islamisme est une idéologie qui utilise l’islam à des fins politiques. La dimension politique est donc primordiale. Les aspects religieux, c’est-à-dire la foi et la spiritualité, sont réduits à une pratique. De mon point de vue, l’islamisme est en train de remplacer l’islam en tant que religion. Et il est très possible que dans cinquante années, l’Islam disparaisse.
Mais de nos jours, dans la grande majorité des pays arabes, l’Islam et l’Etat sont relativement séparés. On ne gouverne pas au nom d’Allah.
Pourtant, l’islam est « dine wa dawla » (religion et Etat). Cela ne signifie-t-il pas que le religieux et le Politique sont intimement liés ?
Avant, le roi était Khalife et commandant des croyants. Ce modèle est toujours en vigueur au Maroc et en Arabie Saoudite. Dans ce dernier pays, le roi est gardien des lieux saints et donc de la religion. Les wahhabites représentent une secte minoritaire rejetée par les autres courants de l’islam. Mais comme les lieux saints attirent tous les musulmans, le roi d’Arabie Saoudite veut se poser en chef suprême de la religion musulmane.
Partout ailleurs, la séparation s’est faite suite aux colonisations et à la révolution des Lumières qui a quelque peu affecté ces pays.
Comment peut-on parler de séparation du politique et du religieux lorsqu’en Algérie, par exemple, la Constitution stipule que l’Islam est religion d’Etat et que le droit de la famille s’inspire de la charia (« loi islamique ») ?
La séparation des deux sphères ne s’est pas opérée de manière formelle comme en France. En Europe et notamment en Angleterre et en Allemagne par exemple, la situation est similaire à celle des pays musulmans. L’Allemagne continue à lever l’impôt pour les religions exactement comme la pratique de la zakat (l’aumône) même si celle-ci n’a pas de caractère obligatoire.
L’islamisme est de votre point de vue une force dangereuse. Comment caractérisez-vous ce danger ?
Il est dangereux exactement comme tout système qui cherche à s’imposer par la force et le rejet des autres. Les islamistes déclarent détenir la vérité et affirment que les autres sont dans l’erreur. Et tous ceux et toutes celles qui ne pensent pas comme eux sont susceptibles d’êtres tué-e-s. Comment remettre de l’islam dans les sociétés arabo-musulmanes en pleine dégénérescence, détruites par les colonisations et les évolutions historiques ? Certains privilégient la spiritualité et le chemin de Dieu en ayant recours à la foi et au Coran. L’idée étant de revenir au sacré pour retrouver la force et l’énergie qui a animé l’âge d’or de l’Islam. D’autres prônent la réorganisation de la société et la mobilisation des individus en forçant à respecter l’islam par la guerre. L’organisation sociale des sunnites malékites, par exemple, est tribale. Elle est essentiellement basée sur des valeurs guerrières et viriles. D’autres mettent l’accent sur la dimension littéraire et expriment leur religiosité par la poésie. Les Soufis sont préoccupés par la recherche de l’illumination. Mais le soufisme a dévié donnant lieu au maraboutisme.
L’islam est la seule religion qui n’a pas été prise en mains par les intellectuels. Au cours des siècles, elle a dégénéré entraînant la dégénération des peuples.
L’islam militant est « minoritaire », soutenez-vous. Pourquoi alors est-il un danger pour les pays arabes et le reste du monde ?
Pour l’instant, il est minoritaire car il ne gouverne réellement dans aucun pays musulman sauf en Iran.
Ce livre a vocation de mettre en garde contre les dangers de l’islamisme en prenant pour exemple l’Algérie, pays qui était socialiste, moderne et complètement éloigné de l’islamisme. Un jour, nous avons vu arriver quelques individus. Ils étaient missionnés par qui ? Nous l’ignorons. Et en moins de vingt-cinq années, bien qu’au sein de la société ils représentaient à peine 20%, ils sont devenus le parti dominant du pays. Et lorsqu’un parti devient puissant, il aspire à prendre le pouvoir par n’importe quel moyen y compris par la force. Au début, ils visaient un retour à l’islam dans sa dimension spirituelle puis ils ont versé dans le fondamentalisme. Un scénario similaire est en train d’avoir cours en Tunisie qui pourtant se proclamait démocratique.
En Europe, l’islam est devenu le sujet de conversation dominant. Partout, il fait peur.
Et ce qui fait particulièrement peur, c’est notamment l’évolution globale de la société et sa dégénérescence. Les valeurs universelles risquent de disparaître. Le peu de progrès réalisé est en train d’être bradé. On perd notre identité, nos valeurs, nos avancées philosophiques, vestimentaires, urbanistiques.
Ce qui est arrivé à l’Algérie est en train d’avoir lieu en Tunisie qui était qualifié de pays démocratique.
On constate de plus en plus dans les pays arabes et dans le monde une islamisation des esprits, des mœurs, des espaces publics. Comment expliquer ce phénomène d’islamisation de masse ?
Au départ, c’est le pouvoir attrayant des idéologies nouvelles qui attire. Les sociétés sont, à un moment donné, à la recherche de nouveautés en raison de l’épuisement de l’existant.
Le capitalisme a montré ses limites. Le communisme, la fraternité, le respect de la nature, de l’écologie n’ont rien produit. Qui entend parler de nos jours de l’altermondialisme ?
Face à des sociétés bloquées et à un « Occident épuisé », l’islam et l’islamisme, remis au goût du jour par les indépendances, apparaissent comme une force de transformation énorme.
Il y a un mois, j’ai été en Chine voir les Ouïghours, une minorité musulmane qui vit coupée du monde. Cette population représente plus de 25 millions. La tenue traditionnelle a été remplacée par la tenue islamiste. L’idée révolutionnaire de l’Islam et l’islamisme est dans l’air. Elle convertit des intellectuels, des généraux américains, des artistes…
Vous déplorez le silence des intellectuel-le-s musulman-e-s ? Quel rôle pourraient-ils/elles jouer ?
L’islamisme a évolué car il a réussi à former des intellectuels dans leur mouvance. Ils sont très forts, très actifs. Ils militent et ont créé des fondations prestigieuses qui servent de lieux de réflexion. Ils organisent des séminaires, des conférences et élaborent des stratégies. Les pays arabo-musulmans n’ont pas produit de révolution des idées politiques, sociales et religieuses. Les débats qui ont trait à la religion n’existent pas à cause notamment des dictatures qui sont au pouvoir et la peur de l’islamisme. Il est important que les intellectuel-le-s travaillent et réfléchissent à ces questions de manière critique et concertée.
N’y-a-t-il pas dans votre approche une tendance à ériger l’Occident en modèle civilisationnel de référence ? Le changement pour les pays musulmans doit-il prendre pour modèle l’Occident ?
L’idéal est que chaque pays produise son propre logiciel. La question fondamentale est la suivante : le modèle qui domine actuellement dans le monde est-il occidental ou universel ? Si on le qualifie d’occidental, on joue alors le jeu des islamistes qui opposent à ce modèle le schéma musulman. Si on estime, au contraire, que les occidentaux ont puisé dans d’autres cultures et civilisations, on pense alors en termes d’universalité. Le modèle universel implique la notion des droits de l’Homme, de la liberté…
Actuellement, le modèle universel s’impose car nous n’avons pas beaucoup de choix. Historiquement, nous sommes dépassés. Le monde se mondialise. La déclaration des droits de l’Homme s’impose à tout le monde bien qu’en termes d’application, on peut bien évidemment l’adapter en fonction des spécificités de chaque société.
Entretien mené par Nadia Agsous
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