Good morning ! (par Jeanne Ferron-Veillard)
Amis Français d’ici ou d’ailleurs, good morning ! nous allons faire un petit jeu. Imaginez que vous vivez aux États-Unis, par exemple à Mayami. Vous avez un avion à prendre pour des raisons professionnelles, imaginez que vous avez ce type de travail, dématérialisé, vous zoomez du matin au soir, Teams ou Face time selon la marque de votre ordinateur, bref, vous avez un avion à prendre et vous travaillez à distance. Pour la ville de votre déplacement, vous choisissez. Cinq jours sur place, des rendez-vous, des déjeuners au restaurant, une petite sortie culturelle, deux soirées inavouables dans deux bars à la mode, un petit mal aux cheveux le lendemain matin, vous repartez dans l’autre sens, vous rentrez chez vous, rappelez-vous, vous vivez à Mayami. L’aéroport donc, le hall d’arrivée, vous commandez depuis votre téléphone (autant de technologie embarquée que dans une fusée), un Uber, non un Lyft, c’est moins cher. En attendant, vous jouez aux petites voitures sur votre écran, bien sûr tout ça n’est pas gratuit, trente-deux dollars et ça, c’est juste pour rentrer chez vous.
Votre chauffeur ? À se demander d’ailleurs pourquoi ils ont tous ce visage de serial killer, la photo faite maison, prise par en dessous ou de beaucoup trop prêt, ok c’est pour les reconnaître mais là quand même, avouez que vous avez envie de partir en courant ou dans l’autre sens. Romella s’approche, votre chauffeur est une femme, la marque de la voiture, je vous laisse deviner, l’immatriculation à l’arrière, Romella est arrivée. Votre fusée-téléphone vibre, vous vous approchez du véhicule, oui c’est bien la même suite de chiffres et de lettres, vous ouvrez la portière, vous avez toujours du mal avec les portes de façon générale, et là, vous avez devant vous le plus joli et le plus franc des sourires que vous n’avez jamais entendus, oui on peut entendre un sourire derrière un masque.
Welcome in Ma/ya/mi ! Romella pense peut-être que vous êtes ici de passage, un touriste, peu importe, Romella ressemble aux femmes de Botero, belle car enveloppante, belle car nulle distance entre elle et les autres. Les ongles faits, aussi parfaits qu’une vitrine la veille du Black Friday, aussi longs qu’ils forment un pont dans la baie de Biscayne, les cils tellement étendus qu’ils touchent le pare-brise, son parfum dans tout l’habitacle qui mêle le lys, le jasmin, la fève de tonka et les fruits rouges que dans son île, il n’y a pas. Romella, elle est née à la Jamaïque et la Jamaïque, elle n’a pas tellement envie d’en parler.
À la Jamaïque, on tuait même les poissons.
Romella fait ce métier depuis dix ans, trois chez Uber, sept chez Lyft, dix ans qu’elle parcourt les bretelles, les routes suspendues, qu’elle remonte ou redescend Mayami et tous ses quartiers en couleurs que son téléphone/Gps/satellite connaît par cœur. Romella a du cœur. Et des milliers d’histoires dans les oreilles, les deux mains sur son volant, elle veut toutes les écrire. Romella a un rêve. Elle veut écrire un livre qu’elle publiera sur Amazon. Elle s’endort le soir, heureuse et fatiguée parce qu’elle a salué des dizaines et des dizaines de personnes, elle les a aimées entre un point A et un point B. Car écrire pour elle c’est exactement ça, aimer les êtres entre un point A et un point B, c’est-à-dire la distance qu’ils mettent entre eux et les mots. Son livre, elle veut le dédicacer à ses deux petites filles pour qu’elles sachent qui est leur mère, non pas la mère mais la femme. Elles ont cinq et huit ans et demain elles seront des femmes. Des femmes autonomes, des femmes libres dont la séduction ne se résume pas à un objet plastique. Elles grandissent dans le monde et elles savent déjà comment il tourne le monde, un masque sur le visage, des filtres et des écrans devant et des images dedans.
Romella leur apprend à rire, à pleurer, ça fait aussi partie de l’histoire, ça permet de voir le monde derrière un rideau de pluie. Elle leur apprend non pas à maîtriser les évènements mais à vivre n’importe quel évènement.
Vous êtes arrivé, vous êtes heureux de rentrer chez vous, chez vous, juste deux petits mots qui désignent une porte, rappelez-vous, vous avez un petit souci avec les portes. Un espace clos, des objets, un lit, vous êtes crevé. Romella, vous la saluez, vous la remerciez, vous lui souhaitez bonne nuit et vous allez vous coucher. Vous avez oublié de lui parler du film Taxi Teheran, de Jafar Panahi alors vous lui envoyez un sms. Vous avez oublié que Lyft le bloquera. Impossible de poursuivre avec Romella, impossible de la revoir à moins de repartir dans l’autre sens ou de compter sur la Providence avec une majuscule, de multiplier vos déplacements professionnels pour multiplier les probabilités, bref, l’histoire s’arrête là. Tant pis.
Tant mieux.
Car elle vous a appris en trente minutes pourquoi vous adorez votre travail et pourquoi vous détestez les vacances, ou le contraire. Cette nuit-là, rappelez-vous c’est juste une histoire, vous n’avez pas beaucoup dormi, vous avez beaucoup réfléchi et vous êtes reparti dans l’autre sens le lendemain matin, juste pour refaire l’exercice, juste pour jouer mais cette fois-ci pour de vrai, pour faire une rencontre qui bouleverse votre trajectoire, pour tomber amoureux d’un visage, le suivre à la trace, le chercher sur internet, la moindre information la traquer. Tomber amoureux, comme les mots tombent d’une histoire écrite sur un visage. Avant d’aimer pour de vrai.
Jeanne Ferron-Veillard
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