Georges Bernanos, Folio : La Liberté, pour quoi faire ? et Français, si vous saviez, par Didier Smal
Georges Bernanos, Gallimard/Folio, janvier 2017 : La Liberté, pour quoi faire ?, 256 pages, 9,30 € ; Français, si vous saviez…, 496 pages, 11,10 €
J’aime bien les diacres de la paroisse où je vis et dans l’église de laquelle je me rends chaque dimanche matin pour tenter de me réconcilier avec la foi en Dieu au lieu de me battre comme un chiffonnier avec, ce que je devrais arrêter de faire à quarante-quatre ans, mais bon, je n’arrive pas à devenir un adulte raisonnable ; ils sont doux, ils sont gentils, ils sont pour la paix dans le monde, et les intentions qu’ils lisent durant la messe regorgent d’une bonté délicate. Mais ils m’énervent. Mais ils énerveraient Bernanos. Ils sont pour toutes les bonnes causes, celles vues au journal télévisé, ils sont contre la misère désignée par le même journal télévisé, contre la pauvreté de ceux qui vivent seuls, et bla-bla, mais ils passent à côté de la plus grande misère qui soit, la seule qui devrait être consolée car d’elle découlent toutes les autres : les âmes modernes sont vides.
Ce monde, pour reprendre un beau néologisme signé Bernanos, est déspiritualisé, et il en souffre à crever – et surtout il fait souffrir qui a soif de spiritualité et, scandale à l’époque de la laïcité intégriste et de l’agnosticisme érigé en courage de la pensée !, ose le proclamer et vivre en fonction de ce besoin qui vient des tripes. Oh ! ce n’est pas grave, la société de consolation est là qui peut gaver ces âmes déshéritées d’objets, de films, de chansonnettes, de « j’aime » sur les réseaux sociaux, de mensonges devenus vérités, et puis si ça ne marche pas, la psychologie facilitante et victimisante intervient alors qui sert un brouet destiné à l’épanouissement personnel de surface, et tant pis pour le reste du monde, et si ça ne marche vraiment pas, l’industrie pharmaceutique fournit les supplétifs et palliatifs pour donner l’impression que l’âme est en paix alors qu’elle est juste bâillonnée. Pour faire bref, la société occidentale moderne connaît deux problèmes essentiels : les âmes sont vides et les églises sont vides : que les secondes se remplissent, et les premières feront de même.
Quoi ? Ce n’est pas bien, ce n’est pas de la critique littéraire, de débuter de la sorte ? Quoi ? Ceci ne plaît pas ? Quoi ? Ceci discorde dans le concert de ronronnements ? Quoi ? Cette opinion est trop tranchée et fait soupçonner l’intégrisme ? Quoi ? Ça a un fort parfum de colère sacrée contre la mollesse spirituelle ambiante ? Quoi ? Je dérape et oublie les convenances ? Oui, et alors ? Allez voir plus loin s’il n’est pas question d’un Nothomb, d’un Angot, d’un Beigbeder, d’un polar scandinave, d’un poète angevin, ou d’un autre truc qui n’a pour seule fonction qu’occuper le temps de lecture, ou plutôt : d’occuper l’esprit par des mots creux pour éviter qu’il s’occupe à penser son rapport au monde, et donc à voir le monde tel qu’il est. Ici, il est question de Bernanos, il est question de s’empoigner avec la vie, de lui foutre un grand ramponneau dans la tronche façon Ezéchiel 25:17 ou JC en pleine forme dans le Temple réglant le problème du capitalisme façon Capitaine Haddock dopé aux dialogues de Michel Audiard. Il est question d’une version virulente de la chrétienté, celle qui tend la joue gauche pour mieux distraire l’arrogant fouteur de claques et lui coller un coup de boule latéral, de ceux qui remettent les idées en place et tendent à donner au visage un air intéressant grâce à une asymétrie nasale du plus bel effet. Voilà, c’est dit : Bernanos, c’est la religion chrétienne qui vitupère, qui ouvre sa gueule, qui refuse de se soumettre au monde et en devenir le pansement avec en illustration un agneau mystique en lieu et place de Winnie l’Ourson.
C’est ça, le grand problème de Bernanos, et le nôtre, partant : ce monde se robotise (voir l’essai La France contre les Robots, complément idéal de ce qu’on pourrait considérer comme une sorte de trilogie de l’empoignade du monde moderne par Bernanos), et seul un complément d’âme pourrait le sauver de la néantisation. L’âme ? Oui, à commencer par celle de la France, dont Bernanos se fait une idée très haute, qu’il présente comme un fanal pour le monde, celui que guettaient ses amis sud-américains durant son exil, celui qu’ils ont vu s’éteindre. Dans les cinq conférences prononcées en 1946 et 1947 et réunies sous le titre La Liberté pour quoi faire ? ou dans les articles publiés entre 1945 et 1948, Bernanos propose à la fois un constat de déchéance et une espérance en une résurrection de la France, fille aînée de la Chrétienté, dans son rôle de meneuse de la pensée, dans son rôle de guide, de phare.
Alors, oui, ce rôle a été pris au sérieux, au très sérieux avant, et surtout, après Bernanos : imaginez un monde sans Sartre, pour n’en citer qu’un parmi les ampoulés de la pensée qui se sont pris pour des phares ! Mon Dieu, quelle paix ! Ou plutôt quelle guerre ! Quelle guerre incessante entre esprits désireux d’éviter tout dogmatisme, de contourner les oukases, d’exploser les barrages de phrases mal construites au lexique compréhensible de quelques élus seuls ! Car c’est ce à quoi Bernanos n’a pas assisté : plus la France pensante (et ne parlons pas de l’économique ou de la politique, surtout depuis que les Atlantistes l’ont emporté) perdait de sa légitimité, plus elle pensait d’universitaire façon, moulant ses idées dans le bronze en croyant que c’était de l’or. On ne pense plus, en France comme dans nombre de pays occidentaux : on croit raisonner alors qu’on n’est que rationaliste, et malheur à qui pense de travers ! Mieux encore : les soi-disant contestataires, qu’ils soient de gauche ou de droite, fonctionnent sur un mode identique. Quiconque s’est infligé la peine d’écouter Alain Soral l’aura remarqué : sans même évoquer la teneur de ses « idées », leur forme est tellement rigide qu’on ne peut que chercher le point d’appui d’où faire craquer ce supposé chêne pensant – alors que se frotter au monde, c’est accepter la souplesse du roseau pensant, cher à Voltaire.
Ou à Bernanos, malgré qu’il n’en fasse jamais mention dans les présents essais. Bernanos, un roseau ? Oui, car sa pensée est en mouvement, car sa pensée n’est pas un quelconque pavlovisme, mais une réaction au monde. Et c’est ici qu’il convient de corriger une image tenace : non, Bernanos n’est pas un pamphlétaire ; c’est au mieux un polémiste, de « polemos », la guerre : ses écrits sont une bagarre contre le monde moderne, et une belle incitation à le rejoindre dans cette bagarre. J’ai écrit « bagarre », pas « bataille », car Bernanos n’est le général d’aucune armée ; par contre, on peut aisément l’imaginer en train de se friter à une sale idée au fond d’une ruelle sombre, retrousser ses manches et aller faire le coup de poing en sa compagnie. C’est en tout cas ce dont donnent envie « La Liberté, pour quoi faire ? » et « Français, si vous saviez… ».
Ces deux recueils, le premier de conférences, le second d’articles, ont ceci de commun d’avoir été rédigés après 1945, c’est-à-dire après le retour de Bernanos de son exil volontaire en Argentine. Là, au loin, comme dit plus haut, il entendit durant des années des Sud-Américains et d’autres poser en la France alors occupée, soumise à la barbarie, l’espoir d’une renaissance de la civilisation, et il entretint cette flamme – mais, catastrophe ! la flamme était devenue la flemme, la flemme de penser à hauteur de cet espoir, et Bernanos ne sut que tenter de secouer l’apathie ambiante. Il le fit avec verve, avec panache, avec un sens de la formule qui donne envie de revenir sans cesse à ces deux recueils pour y puiser une virulence comme un ressourcement. Un exemple, parmi cent : « Et pour être prêts à espérer en ce qui ne trompe pas, il faut d’abord désespérer de ce qui trompe. Eh bien ! je vous invite à désespérer de vos illusions, je mets ainsi le désespoir au service de l’espoir ». Si Bernanos s’était présenté en maître à penser, ceci ferait un magnifique Credo, quasi une façon d’envisager le monde à laquelle adhérer sans nulle condition. Bernanos n’est pas prophète, il n’est qu’un humble observateur du monde qui l’entoure, et ses paroles, prononcées durant des conférences, donc devant qui voulait l’entendre, et ses mots, écrits dans des articles, donc à destination de qui voulait le lire, ont valeur incitative. Nul ne se fera un guide existentiel de Bernanos ; chacun peut choisir en lui un digne compagnon de route.
Cette route, je reviens à mon propos premier, Bernanos estime qu’on ne peut la parcourir en l’absence de Dieu. Cette inquiétude, Bernanos la partage avec bien d’autres témoins impuissants ou presque de la modernité en marche, Chesterton, Saint-Exupéry entre autres parmi ses contemporains. Au-delà de la réflexion politique et culturelle sur la place de la France dans l’après-guerre, ce que contiennent ces pages (tout comme celles des Grands Cimetières sous la Lune à certains égards) c’est une interrogation prégnante au possible : que devient l’homme une fois qu’il a éliminé la question de Dieu ? Pas celle de la religion, qui n’est qu’un moyen, mais celle de Dieu. Levez les yeux de votre écran, et vous le verrez – encore que le constat, cruel, peut être dressé en conservant justement les yeux fixés sur son écran. Tous ces gens penchés sur leur smartphone, Bernanos envisagerait peut-être qu’ils soient perdus car loin du regard de Dieu et que cette perdition les incite à s’abrutir de « j’aime » et de consumérisme, tout en devenant à leur tour des produits.
Non, il l’envisagerait certainement, car ce qui sidère le lecteur de ces deux recueils, c’est leur exactitude foudroyante, toujours valable quelque soixante-dix ans après leur rédaction. J’ouvre au hasard le second des deux, et j’y trouve ceci : « Les chansonniers avaient mis à la mode, en 1939, le mot de drôle de guerre. Mais la drôle de guerre dont nous ne sommes toujours près de sortir date de bien plus loin. Sans vouloir remonter trop haut dans le déroulement des effets et des causes, on pourrait dire que nous y sommes peut-être entrés sans le savoir aux environs de 1900, lorsque commençait à s’effondrer un peu partout en Europe cette Société démocratique dont nous nous vantons comme d’une création alors qu’elle n’est qu’une cruelle et systématique mutilation de l’ancienne. Société sans traditions, sans privilèges et sans droits réels, autant dire sans charpente, comparable à un animal dont l’ossature aurait fondu tout entière mais qui garderait quelque chose de son aspect primitif, jusqu’à ce qu’au premier choc il ne soit plus qu’une masse informe de chair et de poil. Si cette guerre est une guerre, en effet, c’est bien la guerre des Etats contre les Sociétés, des Etats contre les Patries. Des Etats de plus en plus forts contre des Sociétés de plus en plus faibles, contre des Patries désincarnées. La guerre de l’Etat contre la Société des hommes, de l’Etat anonyme et irresponsable contre l’homme responsable et libre».
Le paragraphe qui précède pourrait aisément faire l’objet d’une récupération au nom d’idées nauséabondes, et valoir à Bernanos une place à droite, très à droite de l’échiquier politique (qui n’est pas tant un échiquier, lieu d’un jeu noble, qu’un plateau de « Ne t’en fais pas », passe-temps amusant mais lassant à la longue). Il est temps d’en finir avec ces amalgames, pour Bernanos et bien d’autres : le temps passé à peaufiner des étiquettes politiques nécessairement restrictives est du temps perdu pour la réflexion véritable. Le temps passé à procéder à l’intromission anale des diptères quant à savoir si le mot « Patrie » est acceptable ou non (ben non, qu’il ne l’est pas, dans un monde dont les frontières doivent exploser au nom du commerce tout puissant, bien que certaines tentent de donner une justification humanitaire à cette explosion – comment dissimuler une crapulerie sous une parole doucereuse, en somme, et ceci n’enlève rien au drame des réfugiés, que mon propos soit clair) – est du temps perdu pour une tentative aussi désespérée (« L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté ») que belle : rendre son âme à l’humanité, afin qu’elle s’envisage comme prise dans le temps, l’accepte avec gloire et s’avise enfin qu’il est en son pouvoir et sa responsabilité que la fin de ce temps, symbolique ou effective (sans les abeilles, on est mal barrés…), puisse être repoussée sine die. Ce serait un bon usage d’une liberté dont Bernanos a raison de demander : « Pour quoi faire ? »
Didier Smal
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