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Gens de couleur, Henry Louis Gates Jr. (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 07.03.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA

Gens de couleur, Henry Louis Gates Jr., Les Éditions du Canoë, septembre 2024, trad. anglais (États-Unis), Isabelle Leymarie, 368 pages, 24 €

Gens de couleur, Henry Louis Gates Jr. (par Yasmina Mahdi)

 

Un enfant noir du Comté de Mineral

Gens de couleur est le récit de l’enfant « noir » que fut Henry Louis Gates Jr. (lauréat du Heartland Award du journal Chicago Tribune et du Prix Lilian Smith pour ce livre). Gates grandit à l’époque de la ségrégation raciale aux États-Unis, et se sent, lui et les siens, « comme si nous étions des bateaux se croisant dans une mer de gens blancs ». La couleur de peau est et reste un déterminisme pour celles et ceux porteurs de la couleur noire, catégorisés, figés et abandonnés à une communauté, refoulés tels des parias, et pire, assimilés à une « race ». Ici, le « colored boy » commence son existence à Piedmont, en Virginie-Occidentale, « ville industrielle sur le déclin typique, avec une infrastructure qui se délite et des habitants résignés à sa lente agonie [pourtant au] passé fier et brillant (…) ; ville d’immigrants. Le Piedmont blanc était italien et irlandais, avec une poignée de riches Anglo-Saxons à East Hampshire Street, et, partout ailleurs, des quartiers “ethniques” de gens de classe ouvrière, de couleur et blancs ».

La ségrégation raciale s’accompagne de discrimination sociale au sein d’une société de type pyramidal. Néanmoins, les travailleurs au bas de l’échelle sociale ont contribué à l’essor économique de l’Amérique, et ce, au mépris de leur vie. Dans les années 1950-60, les seules issues pour conjurer le racisme se trouvaient dans le sport ou la musique. Pour le petit garçon soumis à un régime d’apartheid, le mode de vie des blancs riches « était un monde raffiné si éloigné du nôtre que c’était comme voyager dans une autre galaxie ». Les médias ont sans doute contribué à une prise de conscience de l’aliénation raciale, par exemple, grâce à des feuilletons populaires et des séries réservées aux gens de couleur, les mettant en scène possédant des richesses illusoires et évoluant dans des situations enjolivées. L’école demeure le tremplin pour accéder à l’éducation et Henry Louis Gates Jr est un exemple héroïque, doté de nombreux Prix, titulaire d’un diplôme summa cum laude d’Histoire de Yale, W.E.B. Du Bois Professor of the Humanities, et Chairman du Département d’Études afro-américaines à Harvard.

Cette séquence de l’existence d’un garçonnet et de sa famille, l’auteur la revit non sans amertume, mais avec tendresse. C’est aussi avec une grande sensibilité qu’Henry Louis Gates Jr. décrit (parfois avec humour) son monde oublié, empli d’humanisme, touchant, en dépit des féroces injustices commises envers le peuple africain-américain. Le portrait de la mère de l’écrivain est poignant, une ode à une « mère courage » très digne : « Il n’existait pas de femme plus belle que maman – c’est, du moins, ce qui me semblait quand je la voyais lire à voix haute ce qu’elle avait si soigneusement écrit. Ses yeux noirs, brillants et pétillants, le devenaient encore plus quand elle se mettait à lire. (…) Cependant, le plus important pour Piedmont et pour moi, c’est qu’elle ne semblait pas craindre les Blancs ». La bataille contre les « cheveux crépus » véhicule un idéal de beauté calqué sur les cheveux raides des Blancs – voire la scène de défrisage à l’aide de produits dangereux (de la soude caustique !), au risque de se brûler le cuir chevelu. Ainsi, Henry Louis Gates Jr écrit sur la généalogie, les secrets de famille, la vie sexuelle, les cachotteries et les ragots des personnes de couleur, histoires méconnues du grand public. Il convoque les moments psychopompes d’une communauté oubliée et se fait le conducteur des êtres chers disparus, dans une ambiance plombée par la « ségrégation du berceau au tombeau » : « dans cette école, aucune fille blanche ne s’était encore trouvée sur une scène avec un garçon noir ».

Dans la ville reculée de Piedmont, la famille Gates est relativement éloignée de la remise en question radicale de Malcom X ainsi que des marches pour la liberté et les droits civiques. Dans un même élan, la lutte pour les indépendances africaines coïncident avec les campagnes d’intégration américaines. Comme tous les fils de pauvres, le jeune Gates sort le dimanche (pour aller à la messe), « bien repassé et amidonné, tout beau et tout propre », mené par sa famille qui espère consolation et réconfort dans la foi. En dépit du joug qui pèse sur le peuple noir, de la haine qui l’invisibilise, les partages confraternels et les liens tissés forts permettent de résister au pire.

Le roman a le style d’un journal et d’une reconstitution sociologique d’un endroit enclavé de la ruralité américaine. Gens de couleur est le temps retrouvé d’Henry Louis Gates Jr.

 

Yasmina Mahdi



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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.