Fugue)s(, Walid Hajar
Fugue)s(, 20 novembre 2013, 288 pages, version numérique : 6,99 €
Ecrivain(s): Walid Hajar Edition: Ipagination
Lisa Elatre-Levy, de père antillais, de mère polonaise ashkénaze, rêve de « réussir », de sortir de la banlieue, de gravir les échelons, refuse « le système » de la reproduction générationnelle définie par Bourdieu, et rejette la perspective de connaître la vie médiocre qu’ont vécue ses parents.
Fugue.
David, amant de Lisa, rêve de faire avec elle son alya… et le réalisera sans elle…
Fugue.
Salem Bensayah, fils d’immigrés nord-africains, bac+5, rêve d’échapper à la discrimination à l’emploi que lui vaut son nom arabe. Et quand la réussite est là, que l’avenir professionnel s’annonce financièrement brillant…
Fugue.
« Mes beaux diplômes et mes stages à n’en plus finir devaient m’ouvrir grand les portes des plus beaux fleurons de l’industrie française… »
Malek, frère de Salem, cherche sa place dans le puzzle aux formes fuyantes d’une improbable insertion dans une société française ingrate, rêve pendant quelque temps de djihad, fréquente les barbus, disparaît pour d’obscures missions humanitaires, sur lesquelles s’interroge Salem.
Fugue.
« Au fond nous n’avions jamais vraiment su où tu avais été et qui tu avais vu lors de ton séjour en terre musulmane… »
Matthieu Vincent rêve d’écrire. En attendant de tracer la première lettre du premier mot de la première page de son premier roman, il se complaît dans son personnage dilettante d’écrivain du dimanche tout en effectuant à contre gré son horaire quotidien de répondeur en centre d’appel aux côtés de Djibril, son collègue, ami, et confident. Il refuse toute promotion et crache sur la conception contemporaine de la réussite professionnelle. Et quand un manuscrit qu’il a enfin pu écrire est retenu par un éditeur…
Fugue.
« Je m’étais promis de changer : je trouverais un vrai boulot, je ferais des abdos, j’aimerais Sarko… »
« Alors je prends ma veste et je m’en vais. Et je m’en vais quelque part, nulle part, je ne sais plus. Autre part, au moins. Je fugue ».
Ronnie Elatre-Levy, le frère de Lisa, l’ami, le presque jumeau de Malek jusqu’à la mort de ce dernier, traîne en terminale dans un lycée de banlieue et rêve, au grand dam de son aînée, de devenir chanteur de rap, tout en refusant « le système » de l’édition musicale.
Fugue.
Céline de Verrières, étudiante à Versailles, quelque peu en rébellion contre sa famille petite-bourgeoise, vit en pension à Paris chez Mme Diamanka, vit une liaison passionnelle avec Matthieu, se retrouve enceinte, refuse sa grossesse, puis l’accepte, la cache à son amant, qu’elle fuit…
Fugue.
Rêve, rêve, rêve… Fugue, fugue, fugue…
L’auteur est un marionnettiste doublé d’un programmeur minutieux, qui règle les déplacements, les itinéraires, les rencontres, les croisements sur la foi d’un leitmotiv :
« Dans la vie, tout est une question de timing ».
Le destin de tout un chacun peut basculer, ne cesse-t-il de répéter. Il s’en faut d’un jour, d’une heure, d’une minute…
Mektoub ?
Quelques événements historiquement réels, avérés, ou fictionnels, importants ou anodins, sont les pivots narratifs autour de quoi tournent aléatoirement les personnages en un carrousel tragique, des points de jonction où ils se trouvent et se perdent, de faux repères où les pistes s’embrouillent :
– la mort, à Clichy, le 27 octobre 2005, de Zyed et Bouna, deux adolescents électrocutés alors qu’ils étaient poursuivis par des policiers
– un sanglant attentat terroriste que l’auteur situe le 1er novembre 2004 à la Gare du Nord, faisant 334 morts, dont un des personnages du roman
– une rencontre à la laverie…
Le roman de Walid Hajar est incontestablement celui d’une génération perdue, née dans les années 80, propulsée dans un XXIe siècle où n’existent plus les grandes idéologies structurantes du siècle précédent, ballottée dans un monde sans repères, sans certitudes, sans panneaux indicateurs, où toute recherche de sens semble aboutir au non-sens, une génération en errance, en déshérence et en désespérance dans une France fragmentée qui traite ses enfants en fonction des origines de leurs parents et grands-parents.
Un grand roman, lucide, qui laisse un goût de cendre. Un premier roman. Un coup de maître.
Patryck Froissart
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