Frère d’âme, David Diop (par Dominique Ranaivoson)
Frère d’âme, août 2018, 176 pages, 17 €
Ecrivain(s): David Diop Edition: Seuil
Les quatre années consacrées au Centenaire de la Grande Guerre ont déclenché une véritable fièvre éditoriale et on pourrait en conclure que tout a été réévalué, reconsidéré, que tous les arts se sont déployés pour ce temps de célébration. Or, voici, in extremis, un roman qui ne vient pas se surajouter aux autres puisqu’il réussit à surprendre et subjuguer.
Ce long monologue est la parole d’Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais illettré rapatrié à l’Arrière pour s’être montré plus sauvage encore que ce qui était demandé par une France qui pourtant, dit-il, « a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange » (25). Au milieu des soldats traumatisés qui hurlent dans la nuit, pris en main par le médecin, il cherche à comprendre comment, dans la boue et la violence, entre « les Toubabs et les Chocolats » (46), il a basculé. Il dit ce qu’il a compris de la guerre, de lui, des autres, de la vie dans un récit traversé par un lancinant « j’ai su, j’ai compris » et par l’invocation « par la vérité de Dieu », comme l’enfant-soldat de Kourouma dans Allah n’est pas obligé (2001).
Les autres, pour lui, c’est d’abord, son « plus que frère », Mademba Diop, avec lequel il a grandi au village, qui combattait comme lui et avec lui, et qui est mort entre ses bras après avoir été éventré. Après une longue mélopée à lui adressée, le narrateur va décrire comment la culpabilité et le désir de vengeance vont le pousser à déclarer « je suis inhumain par choix » (28) et à « commencer à douter de la voix du devoir » (114). Il va alors se mettre à systématiquement mutiler les cadavres de ses « ennemis aux yeux bleus » quitte à passer pour sorcier (un dëmm, dévoreur d’âmes) ou fou : « je jouais à leur place le sauvage exagéré » (42) dit-il en collectionnant leurs mains coupées.
Le texte, au croisement des cultures de son auteur métis franco-sénégalais, est nourri à la fois de rhétorique classique et d’expressions traduites de l’oralité ou des traditions africaines. Le narrateur rappelle les scènes du village, évoque le chef coutumier, les veillées de sa classe sous la lune d’hivernage dans une concession, les familles concurrentes, la parenté à plaisanterie. Loin d’idéaliser le pays perdu, le soldat conduit par la « petite voix » impérieuse qui court dans sa tête et lui dicte ses actes, rapporte aussi les paroles de son père quand il refuse d’adopter la monoculture de l’arachide, raconte l’aventure de sa mère peule et sa dernière nuit avant le départ pour la guerre. Mais la thérapie par le dessin du bon docteur ne viendra pas à bout de ses traumatismes et le texte se brouille comme Alfa qui perd jusqu’à son identité. La « guerre civilisée » (92) comme disait le capitaine hargneux, si elle suscite cette longue et admirable remontée mnésique, permet autant l’élucidation que le délire (« j’appelle à la rescousse des mots », 163). C’est que, comme dans les contes africains, « l’histoire cachée sous l’histoire connue doit se dévoiler un tout petit peu » (173).
Alors, si le lecteur français reconnaît la dénonciation de l’instrumentalisation des soi-disant sauvages dans une guerre qui l’est plus que dans la brousse, il devra aussi discerner la réflexion sur la complexité du monde, sur la difficulté à penser par soi-même quand « toute chose est double » (84) même la vérité, où, enfin, « la folie, c’est tabou » (60). Car le texte, placé lui-même sous le double signe de l’oralité et de la grande rhétorique, se déploie alternativement au Nord et au Sud, dans un tourbillon qui emporte tout.
Loin d’être seulement un document de plus sur les forces coloniales engagées dans la Grande Guerre ou la dénonciation des dégâts psychiques de la violence, ce texte puissant témoigne de toute la richesse d’une littérature nourrie de diverses références au service de la complexité du monde.
Dominique Ranaivoson
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