Francis Wolff, philosophe hybride, Revue Critique n°895 (par Marc Wetzel)
Francis Wolff, philosophe hybride, Revue Critique n°895, janvier 2022, 96 pages, 12€
Francis Wolff (né en 1950) est comme un Socrate qui, faute de candidat, a dû se faire être son propre Platon et s’occuper (bien !) lui-même de faire œuvre. Ou bien, il est notre Aristote, notre Kant, car il a fait quelque chose de sa monstrueuse (et merveilleuse) intelligence, en lisant et jugeant, depuis des décennies, tout ce qui importe, en invitant chez lui (dans le séminaire de son cerveau, et parmi les cerveaux de son séminaire), à mesure, toute pensée d’un tant soit peu de substance et d’avenir à s’y faire comprendre. Nous n’avions pas eu d’esprit plus large, plus affablement hospitalier aux autres, depuis Serres ou peut-être même Leibniz. Chaleureux, direct, drôle, noble et infaillible comme tous nos grands aristotéliciens (Eric Weil, Jacques Brunschwig, Pierre Aubenque, Rémi Brague, Marcel Conche, etc.), il est aussi (comme Deleuze, comme Simondon, comme Ruyer) un créateur de pensée. Qui pourrait mieux ?
Face, par exemple, aux défenseurs du bien-être animal, il fait le travail qui compte et qui fait utilement mal, avec des questions que nos sophistes pardonnent mal à leur Socrate : avant tout, le bien-être est-il une catégorie si naturelle ? Si nous nous sommes longtemps humanisés contre des espèces animales, ne risquons-nous pas à présent de nous déshumaniser pour elles ? Pouvons-nous d’ailleurs, dit-il, avoir les mêmes devoirs à l’égard de nos chiens et de leurs puces ? Leurs puces sont-elles les nôtres ? Nos chiens sont-ils les leurs ? Tout de suite, vient alors la batterie conceptuelle : « sauvage » signifie-t-il non-approprié, non-apprivoisé, non-exploité ? Comment ne pas voir les difficiles compatibilités de ces sens (pour l’abeille, le taureau de combat, les réserves de gibier ou de pêche, etc.) ? Comment prétendre promouvoir la biodiversité en refusant toute éthico-diversité dans nos relations mêmes à l’animal ? Mais c’est en Wolff le métaphysicien qui nous lance son devoir de perplexité : l’homme peut-il réellement se donner en tant qu’animal des devoirs à l’égard des animaux ? Si la science « prouve » que l’homme est un animal comme les autres, son accès exclusif à cette science ne signifie-t-il pas aussitôt le contraire ? Si le contrat d’esclavage est, comme disait Rousseau, sans valeur (l’un a tous les devoirs, l’autre a le droit d’exiger qu’on fasse tout pour lui), le contrat de « compagnie » n’est-il pas sans sens (exiger de nos toutous et minets qu’ils ne fassent absolument rien, jusqu’à ensacher leurs crottes et leur offrir souris de latex) ? Vaut-il mieux mort confinée à l’abattoir (par un tueur syndiqué) après vie confinée au centre d’élevage, ou mort libre dans l’arène (par un gladiateur fragile et intrépide) après vie libre dans la manade ? En toutes choses, l’exigence de vérité dans la conduite d’un discours reste première : si le dogmatique affirme, à tort, être contraint par une vérité dans son discours, le sceptique refuse ou dénie, tout autant à tort, d’être tenu à la vérité dès qu’il prétend discourir. Si on peut dire aussi bien oui que non à telle ou telle raison de penser ce qu’on pense, c’est qu’on ne pense rien. Je ne parle que parce que nous avons pensé, et je ne pense que si je prends absolument au sérieux la cohérence de ce dont nous pourrions parler. Comme disait Eric Weil, on peut discuter de tout, sauf de l’indiscutabilité de cette exigence, et de la discutabilité de tout ce que nous venons lui soumettre.
Ce courage intellectuel est constant. Sur tous les points abordés, Wolff veut moins être original que décisif, c’est-à-dire relever et formuler la contradiction centrale et motrice. Par exemple pour la Théodicée : il me faut poser un Dieu absolument bon et juste pour supporter le mal qu’on me fait ici (je crois qu’il le condamne et m’en consolera ou vengera dans un autre monde), mais pourquoi laisse-t-il faire un mal dont il me fait croire digne déjà d’être délivré ? Bref, voilà la difficulté indépassable : le mal mène, pour obtenir sens, à un Dieu qui exclut ce mal en retour et ne peut donc plus l’expliquer ! Pour le relativisme historico-culturel : l’universalité de lois ou théorèmes objectifs non seulement n’est pas renversée par la nécessaire particularité de contexte, d’époque et de personne de leur découverte, mais la suppose, car seule une individualité peut établir ce qui ne dépendait d’aucune d’entre elles, exactement comme, montre Wolff, seul un être humain centré sur son savoir (qui justifie ses jugements) et ses idéaux (qui justifient ses choix et projets) peut se décentrer scientifiquement de ce savoir même, et moralement de ces idéaux. La capacité même de se décentrer au profit d’autres espèces est exclusivement celle de l’une d’entre elles, autrement dit : l’antispécisme même est… spécifique, donc, à son insu, anthropocentrique ! De même pour l’utopie transhumaniste : comme, montre Wolff, il n’y a eu, pour penser le non-être, qu’une alternative grecque : le vide (chez Démocrite) ou l’autre (chez Platon), il n’y a, pour « penser » le post-humain, que deux versions : faire table rase de toute naturalité humaine (artificialisme prométhéen, qui « vide » le logos acquis de tout ce qui entrave son mouvement) ou nous rabattre (animalisme) sur l’autre existant, en lui donnant, présumément, la parole. Mais la raison wolffienne (qui, inlassablement, accède à l’universel en testant toujours plus loin la non-contradiction de ce qu’elle découvre) reste en toutes circonstances souriante. Par exemple si le langage humain, universellement partagé en noms et verbes (et pronoms, pour désigner ceux mêmes qui font usage d’eux), en devient logiquement tiraillé (comme résume Bernard Sève) « entre deux mondes irréels, l’un formé de substances auxquelles il n’arrive jamais rien, l’autre formé d’événements qui n’arrivent à rien ni à personne », le découvreur de ces « deux langages-monde » en amuse aussitôt l’intelligence : qu’est-ce qui ne t’arrive donc pas ? vient-il dire à la substance (pour taquiner son œil plasticien même ?) ; à quoi voudrais-tu donc en venir ? va-t-il dire à l’événement (pour secouer son oreille musicale même).
C’est à cet auteur accessible et admirable que rend ici hommage cet excellent numéro de la Revue Critique. Tristan Garcia y dit le plus clairement du monde les trois pôles (humaniste, rationaliste, universaliste) de cette pensée, et s’inquiète, avec respect et justesse, de leur malaisée compatibilité (l’humanisme peut-il nier son particulier ancrage occidental ? La rationalité ne règle-t-elle pas, inhumainement, l’ordre des phénomènes ou le calcul que fait le réel de sa propre production, avant, intersubjectivement, de régir l’ordre déductif, argumentatif et contractuel de nos discours et plans de vie ? L’universalité peut-elle être horizon à la fois innocent et objectif là où l’humanité ne peut, seule, ni voir « de nulle part » (sans se réduire à l’animal, qui n’a nulle part d’où voir le monde), ni même « de toutes parts » (sans réinvestir le surplomb d’un Dieu peu dialogique du monde) ? Marc Cerisuelo précise, avec humour et talent, les conditions et les limites de tout accueil, au centre d’une pensée, de la raison philosophique grecque : plus de « maîtres de vérité », mais de rigoureux, dynamiques et généreux organisateurs des conditions de vérité de leur discours ! L’autorité est, en chacun, celle d’une réalité dûment connaissable, et, entre tous, d’une raison qui ne se sait valable que comme également quelconque. Jim Gabaret demande comment la musique pourrait bien à sa façon dire le monde (puisqu’elle n’est faite que d’événements, et que le langage ne peut dire le monde sans nommer des objets), en illustrant l’arrière-plan métaphysique de cette pensée : si la peinture (privée d’événements) peut faire monde sans pour autant faire le monde, il en est de même de la musique (privée, elle, d’objets), alors que le langage rend ou fait monde la réalité sans du tout faire la réalité du monde. Mais Gabaret ose aussi la question en suspens : ne serait-ce pas le réel même « qui conditionne certaines façons de dire le monde » ? Mais quel est le réel de ce réalisme ? L’auteur restitue très bien l’étonnement wolffien (et philosophique, en général) devant ce réel capable de produire son infinie propre complexité, ainsi : « Le langage n’est pas un pari sur le réel, mais une prise normative sur la réalité des choses. La parole effective l’ancre dans le réel, puisqu’elle est un acte et qu’il n’y a d’action que dans le réel. Elle s’adresse à un interlocuteur dialogique, lui aussi réel, au sujet de quelque chose de réel ». C’est rappeler, malicieusement, que le seul monde réellement visible « de toutes parts » est… le réel, le Tout n’y voyant (probablement) rien. Paul Clavier, enfin, résume très fidèlement, et utilement, les formidables et récents Entretiens (Le monde à la première personne, Fayard) de Francis Wolff et André Comte-Sponville, qui passionneront le lecteur, d’autant que si les deux amis peuvent y dire aisément nous en défendant leurs communs rationalisme et humanisme, le matérialisme tragique de celui-ci, peu doué (avoue-t-il) pour la vie, le jovial universalisme de celui-là, peu doué (avoue-t-il) hors d’elle, les sépare… au plus grand profit de la vérité !
Coordonné et présenté par Élie During, ce dossier consacré à Francis Wolff lui laisse à la fin, on le verra, la parole, par un superbe texte consacré aux images (« Pourquoi des images » ?). L’auteur y résume, mieux qu’on ne pourrait, son idée centrale : « Il y a quatre modalités de l’être que le langage peut dire et que l’image ne peut jamais montrer : le concept ; la négation ; le possible ; le passé ou le futur. Et ces quatre défauts de l’image font toute sa puissance ». On laissera le lecteur en aller visiter les développements. Mais en voici quelques lignes, faisant assister à la pure joie de vivre d’une pensée !
« Parce qu’elle a le pouvoir réel de représenter quelque chose de réel, l’image peut donner l’illusion que ce qu’elle représente est réellement présent en elle. La fonction de l’image est ainsi inversée : les hommes font des images pour leur pouvoir de représenter les choses absentes, mais ces mêmes images ont le pouvoir de leur faire croire à la présence réelle des choses en elles. De là une inversion des places : parce que les images ont le pouvoir réel de représenter des êtres absents, on prête aux êtres absents le pouvoir imaginaire de se présenter réellement en images ».
Marc Wetzel
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