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Francesca Woodman (1958-1981), Devenir un ange

Ecrit par Matthieu Gosztola 18.06.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Arts

Francesca Woodman (1958-1981), Devenir un ange, préface Agnès Sire, essai Anna Tellgren, Anna-Karin Palm et George Woodman, Éditions Xavier Barral, mai 2016, 232 pages, 35 € (version anglaise coédition Moderna Museet et Koening Books)

Francesca Woodman (1958-1981), Devenir un ange

« Il a pleu à Nostre Seigneur que j’aye eu quelquesfois cette vision : je voyois un Ange aupres de moy vers le costé gauche en forme corporelle, ce que je n’ay pas accoustumé de voir que rarement, quoy que souvent des anges m’apparoissent ; mais lors je ne les voy point qu’à la manière de la vision precedente. Or Nostre Seigneur voulut que je le visse de la sorte. Il estoit petit, fort beau, le visage si enflammé, qu’il sembloit estre de ces esprits sublimes qui paroissent tout ardens, je croy que c’est de ceux qu’on nomme Serafins – car ils ne me disent pas leur nom. Je voy bien toutesfois que dans le ciel il y a tant de difference entre cet Ange et cet autre, entre ceux-cy et ceux-là, que je ne pourrois jamais assez le donner à entendre. Or je voyois qu’il tenoit en ses mains un long dard qui estoit d’or, et à l’extremité du fer, il paroissoit y avoir un peu de feu : il me sembloit que cet Ange me fichoit quelquesfois ce dard dans le cœur, et qu’il me navroit les entrailles ; et quand il le retiroit, je me les sentois emporter avec ce trait, demeurant toute embrazée d’un grand amour de Dieu. La douleur estoit si grande qu’elle me faisoit faire ces plaintes, mais d’autre part la douceur que je reçois de cette douleur est si excessive que je ne desire pas d’en estre privée, et que l’ame ne se contente de rien qui soit moins que Dieu.

Ce n’est point une peine corporelle, mais une douleur spirituelle, quoy que le corps ne laisse point d’y participer beaucoup. Ce sont des propos d’amour, ou de certains retours de colloques amoureux, qui se passent entre l’ame et Dieu, qui sont si doux, que je supplie sa divine bonté d’en donner à goûter à ceux qui penseront que j’invente ces choses. Les jours que cecy me duroit, j’estois comme interdite, et hebetée : j’eusse voulu ne rien voir et ne point parler, mais seulement m’embrasser et me serrer estroitement avec ma peine, laquelle estoit pour moy une gloire plus grande que toute celle qui se peut trouver dans les creatures ».

Du récit de Thérèse de Jésus (Vie de Thérèse de Jésus traduite par Cyprien de la Nativité de la Vierge, XXIX), Gian Lorenzo Bernini, ainsi que le rappelle Louis Frank dans « L’Image », tira La Transverbération (Rome, église Santa Maria della Vittoria), « songe d’or et de pierres dures jailli des nuits de l’oraison, où tout s’offre à la vue, où tout se résorbe dans l’abstraction des bronzes et des marbres, où tout s’évapore dans le face-à-face secret de la lumière incréée et d’yeux qui ne voient plus ».

« Captives de la matière brillante, polie, minérale et métallique, sous le jour tombant d’un carreau de verre jaune, à la paroi obscure d’une basilique romaine, les suavités et les douleurs de la sainte » ont été sobrement recueillies, bien plus tard, par Francesca Woodman qui n’en a (presque) conservé que le noir et le blanc, en des photographies soucieuses de géométrie, inventives, demi-sœurs du surréalisme. Mais qui n’ont d’autre visée que de rendre visible la félicité qu’il y a à se perdre, à disparaître, dans le corps à corps avec l’ange auquel Woodman ne retire nullement, contrairement au Bernin, ce beau retrait qu’est l’invisibilité.

Se montrer nu pour montrer que l’on n’est plus, captif que l’on est de l’ange, dans ce corps à corps (avec soi d’abord ?) : mal et plaisir. C’est ce à quoi s’est employée Francesca Woodman. Jusqu’à son suicide. À l’âge de 22 ans.

 

Matthieu Gosztola

 

Ce livre est le catalogue de l’exposition On Being an Angel qui a lieu du 11 mai au 31 juillet 2016 à la Fondation Henri-Cartier Bresson, à Paris. Cette exposition est constituée d’une centaine de tirages, vidéos et documents. Elle est conçue par Anna Tellgren en collaboration avec l’Estate Francesca Woodman à New York.

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A propos du rédacteur

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Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com