Fracture du souffle, François Mary (par André Sagne)
Fracture du souffle, François Mary, ErosOnyx éditions, Coll. Eoliens, janvier 2021, 74 pages, 13,50 €
La poésie ne peut être un exercice de style ou un pur jeu de langage. Elle est bien plus que cela. Elle est mise à nu, exposition d’une vie au tranchant des mots. Epreuve de vérité pour le poète par ce qu’elle dévoile et qu’il lui faut affronter. Il n’y a pas d’échappatoire.
François Mary, qui nous a déjà donné un très beau texte sur son père (« Père », dont on a rendu compte ici), nous livre aujourd’hui un nouveau recueil de poèmes, un ensemble très cohérent, fort, sans concession, aux images souvent crues, dans la réalité de sa vie d’homme. Une vie traversée, bouleversée, piétinée même par la rencontre qu’il fait de « garçons farouches, anges de chair » à la beauté sauvage, puissante, terrible, qui croisent sa route et dont le recueil tout entier, dédié notamment à l’un d’eux, son compagnon d’infortune disparu à trente ans, témoigne. Ses « anges d’orage, toujours en colère » qui surgissent « dans la fracture du souffle ». Pour eux il ressent un désir âpre, violent, dont il ne cache ni le caractère trouble ni la noirceur, et qui l’emporte jusqu’aux limites de lui-même.
Dès le premier poème se dessine le double mouvement qui va donner à l’ensemble du recueil son impulsion fondamentale, son rythme. Au vent de l’existence, à l’angoisse profonde qui l’assaillent et manquent l’emporter s’opposent « une main forte », des « bras qui, soudain, étreignent ». Le poète le sait bien, « il faut tenter, tenter de vivre (…), malgré la lassitude, marcher encore » quand on se sent « au bord de l’effondrement », quand « rien ne tient, tout se dérobe », ou encore, comme l’écrit Jean Sénac cité en exergue du recueil, « rester debout quand tout en nous s’écroule ». Mais il existe un point d’appui, « un souffle (qui) brûle / un étau de chair (qui) broie » et « l’élan de renaître » à la vue d’une « lumière qui tremble encore » et des « premiers perce-neige éclos », dans ces moments où l’on ressent « comme une allégresse / qui vient rompre la peur ».
C’est sur cette voie étroite, entre tentation de tout abandonner et force vitale du désir, que se déroule le fil des poèmes. Vivant dans une campagne austère, au climat rigoureux (« le matin, au sortir des draps, / le rasoir du froid dans la chair »), le poète ressent tout de ce qui l’entoure et qu’il observe, des bêtes, des hommes, de la nature avec laquelle il entre en résonance : « Au craquement des os / répond celui des branches ».
L’image de l’arbre est à cet égard révélatrice. « Jeunes arbres turgescents (…), arbre nu debout / dans le jour incertain (…), arbres à la force aveugle / (qui) tendent vers nous leurs bras puissants », ils sont la force et la vie. A quoi s’ajoute la conscience de la fin de toute chose : « Une odeur d’aubépine, / une odeur de nuit, / une odeur de terre, / parfum fort de la chair, / est-ce une odeur de mort ? ».
Tout rentre ainsi en connexion, dans ce qui pourrait s’apparenter à une expérience authentiquement métaphysique. Les poèmes, remarquablement homogènes de ton et d’inspiration, nous ouvrent les portes d’un monde rude mais vibrant, coupé des références sociales habituelles, que n’atteignent ni l’agitation mondaine ni la morale commune. Nulle place ici pour la tiédeur ou le compromis. Le « vide de l’absence » succède à la violence des étreintes, la chute à l’extase. Dans « le dénuement de la nuit » où cette vie se débat et lutte, « quelque chose resplendit » envers et contre tout. Il suffit d’un « regard / qui semble, parfois, consentir » pour que la beauté se hausse au-dessus des contingences et triomphe, d’« un garçon, torse nu, qui danse » pour « faire naître un désir fou ». Et cet autre garçon « qu’un sommeil lourd / a terrassé dans ce jardin, / les membres épars, dans l’herbe sèche (…) / les traits durs, et les doigts crispés / la plante de ses pieds, salie (…) / (qui) a, sous les ongles, du sang », ne porte-t-il pas en lui une souffrance, et par là-même une souveraineté, quasi christique ?
Lestés de leur poids de chair et de sang, de sexe et de violence, les poèmes nés d’une « fracture du souffle » font ainsi atteindre à l’amour homosexuel un point de non-retour, une sorte d’absolu au quotidien tel qu’on peut le trouver chez Gustave Roud ou Constantin Cavafis, allument au fond des cœurs et des corps le grand incendie qui traverse aussi l’œuvre de Jean Sénac. Là où « entre dégoût et désir » jaillit « l’éclat de la beauté » d’un « grand corps blanc illuminé / brûlant par tous ses orifices ».
C’est comme une fulguration, l’aspiration vers un infini qui est aussi néant, infini et néant des corps et des jouissances, le dernier signe du vivant pour le poète qui sent que « le corps, en douceur, se morcelle » quand il « n’existe plus que dans l’étreinte ». Et que les mots eux-mêmes « perdent leur sens, / au bord de l’aphasie / sans creuser de sillon, / en effleurant la page » alors que « reste une main ouverte (…) / semblant balbutier / d’inaudibles paroles ».
Fragilité mais résistance des mots, assurément, dont le poète connaît la valeur et le danger (un garçon ne menace-t-il pas de « tuer avec des mots » ?). Car il s’agit « en peu de mots, (de) juste écrire / ce que l’on voit, ce que l’on sent ». De continuer à croire également en certains mots particuliers, comme celui de libellule qui « seul / laisse entrer un peu d’air », cette « libellule bleue » qui matérialise « une autre voix (qui) se tait quand nous parlons (…) / une voix, en nous, inquiète mais douce, / perdue dans le souffle / du soir qui descend, de la vie qui vient ». C’est avec cette voix-là et ces mots que François Mary s’adresse à nous ici, du fond du cœur, du fond de l’âme.
Luc-André Sagne
François Mary est l’auteur de plusieurs récits. Il a conçu pour la revue des Editions Plein Chant des dossiers sur plusieurs autres poètes. Il est l’auteur, seul ou en collectif, de nombreux livres d’artistes où se mêlent prose et poésie.
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