Fonds Perdus, Thomas Pynchon
Fonds Perdus, trad. de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, août 2015, 624 pages, 8,8 €
Ecrivain(s): Thomas Pynchon Edition: Points
Thomas Pynchon (1937) est un auteur exigeant, du moins ses romans le sont-ils : on n’entre pas dans V. (1963) ou Vineland (1990) en dilettante, en voulant juste passer un bon moment de lecture. En effet, le lecteur distrait a tôt fait de se perdre dans la foule des personnages, dans les digressions post-modernes de l’auteur ou dans son art consommé de soulever les voiles de l’Amérique et faire contempler ses dessous, version complotiste et parfois compliquiste. Mais la maîtrise dont fait preuve Pynchon leur permet toujours, à l’auteur et au lecteur, de retomber sur leurs pattes narratives – d’autant que l’humour, le décalage incongru dans toute sa splendeur, est souvent au rendez-vous.
Ces caractéristiques sont présentes dans Fonds Perdus (2013), mais la complexité en moins. Peut-être est-ce dû au fait que ce roman est avant tout un roman d’enquête, placé sous le signe d’une citation éclairante de Donald E. Westlake (New York en tant que personnage dans une enquête policière ne serait pas le détective, ne serait pas l’assassin. Ce serait le suspect énigmatique qui sait ce qui s’est vraiment passé mais n’a pas l’intention de le raconter), mais ce roman est parmi les plus lisibles pour le néophyte parmi ceux de Pynchon.
C’est aussi probablement lié à la technique narrative employée par Pynchon, et portée à incandescence : dans ses moments les plus forts, le roman est raconté par les dialogues, qui fusent et contiennent nombre d’informations utiles tant aux personnages qu’au lecteur sans que jamais ça sente le « truc », bien au contraire : Pynchon rend la musicalité des échanges, quitte à ce que celle-ci soit quelque peu punk.
Et que raconte ce roman ? L’enquête menée par Maxine Tarnow, « une Experte Anti-Fraude Agréée ayant viré voyou », qui s’intéresse de près à un mystérieux site au nom imprononçable, « hashslingrz », dont la comptabilité présente des courbes anormales (et autres « éléments suspects. Des numéros de facture qui se suivent. Des pseudo-totaux qui ne tombent pas juste. Des numéros de cartes de crédit ne répondant pas à l’algorithme de Luhn »), ainsi que des connexions potentielles avec l’Arabie. Le roman s’ouvrant « le premier jour du printemps 2001 », c’est en fait à un portrait du New York des nouvelles technologies juste après l’éclatement de la bulle des « pointcom » (la célèbre Silicon Alley) et avant le 11 Septembre, ainsi que juste après, que propose Pynchon, avec un rien de complotisme en prime (le mari – mais c’est un rien plus compliqué que ça… – de Maxine : « Tu te souviens de la semaine avant que ça se produise, toutes ces options put sur United et American Airlines ? Qui se sont révélées être exactement les deux compagnies des avions détournés ? Eh bien il semble que ce jeudi et ce vendredi il y ait eu aussi des ratios put-call très bizarres pour Morgan Stanley, Merrill Lynch, deux autres de cet acabit, tous locataires du Trade Center. En tant qu’enquêtrice sur fraudes, qu’est-ce que ça t’inspire ? »).
C’est aussi le portrait d’un New York où tout file à vive allure, où l’on emploie des expressions telles que « À l’époque, 98, 99 », comme si les années nonante appartenaient déjà à la préhistoire (ailleurs, il est question de « l’ironie des années quatre-vingt-dix, à la date de péremption un poil dépassée »). Avec Maxine comme guide, Pynchon montre l’effervescence d’un milieu, celui des technologies de pointe, où l’on rêve, ou cauchemarde, à l’avenir (Reg, qui « dérive vers un moment de météo philosophique » : « un jour, davantage de bande passante, davantage de fichiers vidéo sur Internet, tout le monde filmera tout, il y aura bien trop de trucs à regarder, rien n’aura plus de sens »), un avenir que l’auteur et le lecteur connaissent et que le premier présente de façon plausible dans la bouche de ses personnages.
C’est l’une des forces de ce roman, terriblement contemporain avec ses incises brutales dans le récit, comme si le lecteur cliquait sur un lien hypertexte avant de revenir à la page où il surfait originellement : rien n’y semble déplacé, l’esprit d’anticipation dont font preuve les personnages est toujours mesuré ; aucun ne se transforme soudain en prophète de l’avenir, même s’il est fait référence à Johnny Mnemonic (malheureusement le film, pas la nouvelle, mais bon, sachons nous contenter de ce que l’on nous propose…) et que quitter le monde d’Internet revient, selon Maxine, à être « de retour dans la viande-sphère ». Pynchon ne s’est pas essayé à la science-fiction, ou à un récit paranormal où quelqu’un en saurait trop : il propose une vue qu’on ne peut que supposer exacte d’une période et d’un lieu, avec, en sus, une culture pop sans faille, faite de références à des chansons et à des films, et à l’occasion théorisée.
Et aux deux tiers de ce récit, arrive donc un mardi matin où un « Indien derrière un comptoir » peut dire : « Un avion vient de percuter le World Trade Center », et la vie se déroule sur CNN, les écoles ferment à midi, etc. De cet événement, tout à la logique, puissante, de son récit, Pynchon ne fait pas un nœud narratif véritable, il en évoque diverses conséquences (parmi lesquelles l’obligation dans laquelle furent de nombreux New Yorkais de se faire loger dans un quartier autre que le leur, plus éloigné du World Trade Center), mais il évoque surtout le fait que le retour à la normale fut la règle ne fût-ce que parce que l’expérience du 11 Septembre, même à New York, fut avant tout médiatisée : « Bien que chacun, au sud de la 14e Rue, ait été d’une façon ou d’une autre directement touché, pour la plupart des New-Yorkais, l’expérience est parvenue médiatisée, par la télévision pour l’essentiel – plus on remontait uptown plus le moment avait été vécu de seconde main, des histoires de membres de la famille qui venaient tous les jours de banlieue pour le travail, des amis, des amis d’amis, des conversations téléphoniques, des ouï-dire, du folklore ».
Cette vérité saisissante, qui est une des vérités du 11 Septembre, est donc servie au sein d’un récit foisonnant, aux personnages et rebondissements multiples, où il est aussi question d’un gourou californien improbable ou de la culture particulière des clubs de mise en forme (un extrait, où point aussi l’humour pince-sans-rire de Pynchon, composante essentielle de ses romans : « ces yuppies sur tapis de jogging, courant laborieusement vers nulle part tout en regardant CNN ou les chaînes de sport, d’ex-pointcom licenciés qui ne sont ni dans les boîtes de strip-tease ni absorbés dans des jeux en ligne massivement multiplayer, et tous courent, rament, soulèvent de la fonte, se mêlent aux obsédés de l’image corporelle, aux gens qui récupèrent de catastrophes amoureuses, à d’autres suffisamment désespérés pour chercher de la compagnie ici plutôt que dans les bars »), un récit qui file droit au but même si sa fin laisse le lecteur sur… sa faim tant elle est ouverte et peu en rapport apparent avec le sujet principal du roman. Un des meilleurs Pynchon ? On laissera le titre à L’Arc-en-ciel de la Gravité ou à Mason & Dixon. Une bonne façon d’aborder son œuvre ? Cela, sans nul doute. Un grand moment de lecture avec plaisir ? Oui, à tous les coups, si l’on n’est pas allergique à une certaine densité de l’action, et des interactions entre les personnages ou entre les événements. En tout cas une lecture qui secoue les neurones, comme d’habitude avec Pynchon.
Didier Smal
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