Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), Anne Sexton (par Didier Ayres)
Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), Anne Sexton, éd. des femmes-Antoinette Fouque, janvier 2025, trad. anglais USA, Sabine Huynh, 268 pages, 22 €
Juste une fillette qui tentait de survivre (Anne Sexton)
L’Emprise du poème
J’ai bu, si je puis dire, d’un seul trait ou presque, le recueil de la poétesse américaine Anne Sexton. Et cette poésie m’a semblé vive et presque irritante, surtout pas liquoreuse, mais entêtante et légèrement folle. Mais là, pas de vraie folie, de celle qui appelle les épithètes du QCM américain. Au contraire, tout est vie dans cet alcool cuit qui n’hésite pas à surprendre par son parfum fort, singulier et unique.
L’on a à faire dans ce travail de la langue, dans le style, à une poésie empirique, sourcée dans la reconnaissance d’un réel fuyant, d’une forme de déroute devant la difficulté de la vie. En crise devant la matière, qui tout aussitôt devient métaphysique par le génie de l’écrivaine. Elle habite au sens propre dans la demeure du poème, dans son emprise.
Je ne peux pas bouger un doigt
sans essayer de toucher Dieu.
Peut-être est-ce ainsi :
Il est dans les tombes des chevaux.
Il est dans l’essaim, la frénésie des abeilles.
Il est dans le tailleur raccommodant mon pantalon.
Il est à Boston, soulevé par les gratte-ciel.
Il est dans l’oiseau, ce planeur éhonté.
Il est dans le potier qui change l’argile en baiser.
C’est bel et bien la souffrance qui décante dans cette manière de vivre de la classe moyenne blanche des années 1950, d’où l’inquiétude doit être bannie, et pour la femme, une invitation à se resserrer autour d’un patriarcat oppressif et violent. L’on sait que Anne Sexton trouvera le suicide comme issue. Époque de la lutte pour le droit des femmes, qui ne suffira pas à l’autrice. Elle est artiste. Et son poème est présence à elle-même, une poésie-miroir, une poésie-présence, une poésie-lutte.
Ô ange déchu,
compagnon de mes tréfonds,
chuchote-moi quelque chose de sacré
avant de me pincer
à mort.
Ou
Quand l’homme
pénètre la femme,
comme les vagues mordant le rivage,
encore et encore,
et la femme ouvre la bouche de plaisir
et ses dents scintillent
comme l’alphabet,
le Logos apparaît, qui trait une étoile,
et l’homme
dans la femme
noue un lien
pour que jamais plus
ils ne soient séparés
et la femme
monte dans une fleur
et avale sa tige
et le Logos apparaît,
qui libère leurs fleuves.
Anne Sexton survit grâce à son poème. Elle jugule des pulsions. Elle s’emploie à circonscrire la folie. Elle écrit toujours avec de l’invention, de la ressource. J’ai pensé fortement à Une Femme sous influence de John Cassavetes, film de 1974, que la poète a peut-être vu. Donc à un univers d’incompréhension de la vie intime d’une femme, qui heurte et se heurte aux préjugés sociaux et familiaux. Et le poème absorbe, dilate, augmente la réalité. Il vaque de l’étrange au banal, tout en restant structuré, construit dans une langue fine, non dénuée d’humour, mais férocement angoissée.
C’est au cœur du raisin
que ce sourire gît.
C’est dans le ruban d’adieu des cheveux
que ce sourire gît.
C’est dans le col romain de la robe
que ce sourire gît.
Quel sourire ?
Le sourire de mes sept ans,
piégé dans cette photographie peinte.
Je crois que j’ai été sensible à cette littérature, car elle interroge l’étrangeté, force que je trouve chez les grands poètes. Et puisque j’évoquais le cinéma, je pense que l’univers de Sexton est aussi cinématographique : on pourrait y retrouver Les Chaussons rouges, datant de 1948, pour la course vers la folie et la mort, ou encore cette image saisissante de la noyée dans La Nuit du chasseur de 1955, ou à On achève bien les chevaux, sort extrême d’une femme aux prises avec son destin, film sorti en 1969.
Ce qui est frappant, c’est encore le repli organique qui renferme l’aliénation de la condition de la femme, tels : le sang, le sperme, le ventre, le nez, les os, les dents et plus largement la maladie, l’insanité. Ce qui fait que l’on demeure admiratif de ce travail sans aucune concession. Le poème est proche de chacun, original, étrange et pénétrant, là où pour finir n’ont lieu que la banalité et l’horreur du monde.
J’aimerais enterrer
tous les yeux haineux
sous le sable au large
de l’Atlantique nord et les asphyxier
dans le sable effroyable
et éteindre toutes leurs couleurs
durant cette suffocation lente.
Prendre les yeux marron de mon père,
ces coups de feu, ces marais méchants.
Les enterrer.
Prendre les yeux bleus de ma mère,
aussi nus que la mer […]
En gros, cette écriture agrippe les détails faibles de la réalité, afin de s’élever vers une sorte de transcendance énigmatique, tournant autour du plus personnel, créant ainsi le genre du « confessionnalisme » poétique. C’était peut-être cela ma petite ivresse, proche d’une absinthe raffinée et terrible. L’on y voit la mort, le drame existentiel, l’Art.
Didier Ayres
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