Florbelle, Jacques Cauda (par Murielle Compère-Demarcy)
Florbelle, Jacques Cauda, éditions Tinbad, Coll. Roman, octobre 2023, 96 pages, 17 €
Trois raisons incitent Jacques Cauda à être ici plus que jamais Sadien : trois raisons reliées à trois lieux : Vincennes, Saint-Germain et l’Atelier de Cauda Paris XXe. Le livre de Sade que Jacques Cauda recrée ici, après que le fils irrévérencieux du marquis l’a jeté au feu et d’après les reliques de l’œuvre laissées par les notes, ne nous arrive ni n’est survenu par hasard dans la vie de l’auteur. On connaît en effet l’intérêt fidèle de Cauda pour Sade.
En outre, trois signes manifestent que ces deux-là, Sade & Cauda, n’auraient pas pu ne jamais se rencontrer malgré la distanciation chronologique. Premièrement, Cauda est né non loin du zoo de Vincennes où l’auteur des Cent Jours de Sodome et des Crimes de l’amour fut emprisonné en 1794, dans le donjon du château alors prison d’État. Deuxièmement, un même patronyme relie les deux hommes, celui de « Saint-Germain », nom natif de notre peintre contemporain surfiguratif et nom de la précieuse amie du marquis. Troisièmement, l’atelier du peintrécrivain Jacques Cauda « se situe à l’emplacement d’une ancienne propriété de la famille de Sade ». Trois signes donc : Vincennes, Saint-Germain et l’Atelier Cauda situé dans l’ex-village de Charonne si riche de faits historiques brûlants surtout durant la Commune.
En plus de ces signes, de toutes les façons l’on conçoit assez aisément le rapprochement entre Cauda et Sade qui partagent des thématiques littéraires communes et sans doute une tournure d’esprit dans l’inspiration libertine et libre. Au-delà des trois signes précédents, Jacques Cauda confie qu’« un autre point (l’) unit à Sade » : la surfiguration. Genette parle d’amplification. Autrement dit, écrire sur un déjà-écrit. Comme quand Donatien amplifie Justine en Nouvelle Justine. Pareillement, il m’arrive assez souvent de redévelopper des figures, qu’elles soient figures de pensée, comme le dit Furetière, ou figures dessinées. Où cela mène-t-il ? Je ne m’en soucie pas. J’écris. Je dessine. Je réécris. Je redessine.
Qu’avons-nous en ces lignes sinon les mots mêmes de l’Écrire, ceux qu’un auteur tente de dire quant il veut dire la matière viscérale de son travail, quand il veut dire comme elle le tient, l’écriture, sans souci de savoir où elle le mène puisque l’Inachevé est vrillé à l’Œuvre en cours, telle la racine d’un arbre à l’une de ses ramures, tel le corps à l’esprit toujours en verve tant que le plaisir, leur commune quête transcrite/couchée sur la table de la transfiguration (de la Cène), s’offre en hostie païenne pour que se substantent dans la jouissance du Vivre, du PeindrÉcrire (J. Cauda) et de la licence érotique (au sens d’Eros déclencheur du désir), les amants, les désirants, les jouisseurs, les écrivant de la Vie ? Aussi, cet Écrire « sur un déjà-écrit » sied à point aux éditions Tinbad dont la lignée éditoriale induit chez ses auteurs une pratique formelle de la couture comme métaphore du travail textuel déroulé par « un violent Je autobiographique ».
On sait sinon les questionnements subversifs, voire pervers sur le rapport entre le corps et la création dans Les crimes de l’amour, explorés par l’œuvre du Divin Marquis de Sade. Et que l’on retrouve cette perversion dans l’œuvre de Cauda qui pointe du doigt de ses pastels gras ou de ses mots ces affres du désir et de la morbidité fantasmante de la créativité. D’ailleurs, l’intitulé de la collection qu’il dirige aux éditions Douro, « La Bleu-turquin », à la base collection d’ouvrages érotiques, tient de la « messe bleue », nous confie Cauda, messe spéciale organisée le Jeudi saint et destinée aux femmes battues par leur mari.
Florbelle, dont le nom résonne avec « fleur », « belle fleur », « forniquer », « déflorer », associe l’évocation de l’univers sadien et le tracé offert au lecteur par Cauda de son propre parcours. Tout en comblant au jour le jour d’une démarche fictive les trous laissés par l’autodafé subi par Florbelle (le roman de Sade brûlé par le fils à la mort de son père et que nous ne connaissons que par les notes), Jacques Cauda se révèle tel qu’il ne nous avait pas encore été dévoilé.
– Je lis. J’écris. Je dis à voix basse : « Florbelle sera mon autoportrait ! ». Allusion à L’Âge d’homme de Leiris qui refuse l’autobiographie pour l’autoportrait.
– Je lis Rimbaud. J’ai toujours associé Rimbaud à Sade.
– Rimbaud comme un Dieu.
On aurait là, presqu’un syllogisme… en effet, « Cauda in Sade » ne figure-t-il pas une référence suprême devant laquelle il ne s’agit pas de plier mais de ployer, genoux à terre, comme vaincu par l’abandon, ainsi dans le rapt opéré par l’extase ou le ravissement provoqué par le plaisir érotique ?
Enfermé volontaire dans le donjon de son Atelier, Cauda y ouvre ses journées comme un enfermement, un lieu coupé du monde à volonté et propice à toutes les transgressions. Un lieu où les vertiges du corps rejoignent les orgies de tout ordre (sexuelles/textuelles), dans le décor hors sol et pourtant réaliste du contexte qui fut celui du confinement causé par l’épidémie mondiale du Covid-19. Le recueillement est ici mélange de retour sur soi et fenêtre invitant au voyage ; lieu clos d’introspection et de débauches ; forteresse aux meurtrières ouvertes à la réception d’une lumière à la fois abyssale et cinglante, dans l’obscur éblouissement lucide du temps qui passe. Le retrait jette « de plein gré à son insu » sa proie prédatrice qui se retrouve dans le recueillement monstrueux où le dessin d’encres en mouvement (juxtaposant têtes sexes orifices et traits noirs comme le feu, déchirants comme souillure de la neige par l’amoncellement de corps débordants de saturer le vide) bave d’écrire tant de concupiscence couchée sur le lit vierge du palimpseste inviolable de l’Écrire.
La neige a fondu. Nous sommes fin janvier 2021. La Covid rôde. Quel délice, amour et Sade ! J’attends le confinement n°3 avec indifférence ; l’emprisonnement volontaire est déjà mon royaume !
Aussi, Cauda bouleverse les codes en avouant sous les arcanes de cet autoportrait, dans le clair-obscur des recoins viciés de la mémoire, une violence enfantine subie, vicieusement fomentée par la mère, aussi pernicieuse – quoique sur un autre versant de la perversité – que Ma Mère, de Pierre Angélique-Georges Bataille.
– Enfant, j’étais Justine. J’étais battu. Le long du jour giflé, fouetté, cogné par ma mère, cette terre d’infamie. Je n’échappais à la torture qu’avec mes grands-parents, quand ils m’accueillaient chez eux, loin des tourments. (…)
– Plus tard, il me faudra palimpsester Justine, surfigurer mes plaies et inventer des verbes pour mécrire ! Entre temps ma jeunesse fut violences, aberrations cruelles aux dépens d’autrui. C’est pourquoi, aujourd’hui, j’entretiens cette somme d’actes aberrants en tant que l’écriture les actualise.
Comme à l’accoutumée on déguste, on se régale, on jouit à lire Cauda et celui-là, ce Cauda in Sade, ouvre de l’Atelier une porte intérieure supplémentaire qui n’en a pas fini de révéler ses éclats cachés par l’incessante Surfiguration des réverbérations du Vivre. « Je est un peintre », affirme Cauda. « Je fus Justine ». Et « Cauda in Sade » vaut son pesant d’or sale comme on aime en trouver dans le festin nu des digestions enfantines, divinement cruelles et scripturales. Le Château de Silling resplendit ici du for intérieur puissant de sa solitude comme il sublime, projetés sur la page, les noirs secrets tapis dans l’ombre de ses supplices dont l’acte de « peindrécrire » est subtilement complice, avec délices…
Murielle Compère-Demarcy
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