Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn, Ben Fountain
Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn, septembre 2014, trad. de l’anglais (E-U) par Michel Lederer, 408 pages, 8,40 €
Ecrivain(s): Ben Fountain Edition: 10/18
Lorsqu’on s’intéresse au récit de guerre, force est de constater que les guerres du Golfe semblent avoir peu inspiré les auteurs – ou alors, peu sont traduits, ce qui est aussi une possibilité. Peut-être, par rapport aux guerres précédentes, est-ce l’omniprésence des images journalistiques (qui en plus ne montrent rien ou presque) qui rend difficile la narration ? Car même au point de vue cinématographique, le résultat est plutôt maigre. Dans ce contexte créatif, on constate en plus que l’écriture « intello » est parfois au rendez-vous (voir le pénible Yellow Birds, par Kevin Powers), et on est donc d’autant plus heureusement surpris de tomber sur une véritable perle littéraire : Fin de Mi-Temps pour le Soldat Billy Lynn, par Ben Fountain (1958). Ce roman, publié en 2012 dans sa langue d’origine, n’est pas un récit de guerre dont l’auteur serait un ancien soldat, et ce fait seul peut expliquer la saine mise à distance dont Fountain fait preuve.
Cette mise à distance est aussi le fait d’un choix narratif : bien que centré sur le soldat Billy Lynn, ce roman ne se déroule pas en Irak, mais à Dallas, Texas ; plus précisément au Texas Stadium, le jour où les Dallas Cowboys doivent affronter les Chicago Bears, qui est aussi l’ultime journée de la Tournée de la Victoire à laquelle s’est pliée la compagnie Bravo suite à la bataille « du canal Al-Ansakar ». Billy Lynn et ses camarades survivants, accompagnés d’un producteur de cinéma qui tente de vendre leur histoire à Hollywood, ont traversé les Etats-Unis, rencontré le Président, serré des mains et signé des autographes parce qu’ils ont commis un fait d’armes sous les yeux des caméras embarquées de la Fox.
Le tour de force de Ben Fountain tient donc à ceci : le lecteur est captivé par une histoire se déroulant sur une seule journée, à un flashback (les pages où Billy Lynn rend visite à sa famille) et quelques souvenirs (ce qui s’est passé à Al Ansakar, mais aussi les premiers jours de Lynn dans la compagnie Bravo et d’autres faits) près, et ce durant un peu plus de quatre cents pages. De-ci, de-là, on a pu évoquer la virtuosité de Ben Fountain ; ce terme n’est pas usurpé pour un auteur se servant à merveille du néologisme « onzeseptembre » ou parvenant à rendre ce qui reste des paroles convenues et mille fois entendues dans le cerveau de Billy Lynn (« être un Bravo, c’est vivre en état de semi-célébrité où l’on croule parfois sous l’éloge et l’adulation ») :
« terrRr
guerrr à la terrRr
aarmm destrrr massiiiv
fiers, si fiers
et
priiiiier
nous
prions et
espérons et
bénissons et
louons
celui de qui toutes choses
déconnent !
HOOAH ! BRAVO »
Ce n’est pas tout : grâce au producteur Albert, il parvient à induire de discrètes comparaisons entre l’Irak et le Vietnam, sans lourdeur et avec élégance. Quant à la grand-messe du football américain, elle est l’occasion d’une critique en règle du mode de vie américain, qui apparaît dans toute sa stupidité aux yeux du soldat Billy Lynn, qui a perdu un ami proche à Al-Ansakar et voit donc de façon accrue la vanité de bien des choses – même si l’idée de rencontrer les Destiny’s Child à la mi-temps, en particulier Beyoncé, le taraude…
De parents capables de « s’offrir des billets pour les matches des Cowboys à plusieurs centaines de dollars alors que leur fils n’a même pas un manteau correct pour l’hiver », à Norm, le multi-milliardaire propriétaire des Dallas Cowboys, en passant par des journalistes disposés à servir de nègres pour Billy afin qu’il puisse « écrire un livre sur ses expériences en Irak » (ce qui le fait éclater de rire…), c’est quasi toute la faune américaine que croisent le soldat Billy Lynn et la compagnie Bravo, chacun avec sa personnalité, chacun avec son désir de s’en tenir éloigné ou non (est-il possible de tomber amoureux d’une pom-pom girl alors qu’on n’en a plus que pour quarante-huit heures sur le sol américain avant d’embarquer pour l’Irak ?), parfois avec des tiraillements quasi cornéliens (la sœur de Billy Lynn tentant d’arranger sa désertion…), et avec au bout, ce constat désabusé parmi d’autres : « quelque part en chemin, l’Amérique est devenue un gigantesque centre commercial auquel s’est greffée une nation », et une parade de mi-temps durant laquelle le personnage principal « a l’impression d’être plongé dans un rêve enfiévré peuplé de soldats, d’orchestres et de pom-pom girls qui défilent, entourés d’un tourbillon de corps qui se heurtent et se frottent les uns contre les autres, de crépitements de feux d’artifice et de roulements de tambours qui accompagnent les “Allez les Cowboys” », comme une synthèse folle de l’Amérique telle qu’elle se vend au monde.
Pour son seul don de l’observation et sa capacité à avoir agencé un récit prenant et intelligent, on pourrait déjà célébrer le talent de Ben Fountain ; on peut y ajouter la capacité de faire parler ses personnages de façon juste : les dialogues sont parfaits, avec des réflexions parfois fulgurantes (« Tu sais, peut-être que c’est pas nos libertés qu’ils détestent, mais notre graisse ! ») et les effets de réel impeccables, jouant avec pertinence du détail juste (« les Bravo […] ont signé des dizaines de Time au cours de ces deux dernières semaines, et des exemplaires ont déjà été mis en vente sur eBay, mais peu importe »). Pas vraiment un roman de guerre, pas non plus un « grand roman américain », Fin de Mi-Temps pour le Soldat Billy Lynn est une œuvre bâtarde, une de celles qui, paradoxalement en apparence, ont la santé plus solide et l’élégance plus racée que bien des œuvres de pure race.
Didier Smal
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