Fils unique, Stéphane Audeguy (par Patryck Froissart)
Fils unique, Stéphane Audeguy, 322 pages, 8,40 €
Edition: Folio (Gallimard)Jean-Jacques Rousseau mentionne en quelques lignes dans Les Confessions l’existence d’un frère aîné contraint, suite à quelques écarts de conduite et surtout à une altercation ayant provoqué mort d’homme, de quitter la demeure familiale et Genève pour échapper à la police. Il semble que notre Jean-Jacques national n’ait ensuite plus jamais eu ou plus jamais cherché à avoir de nouvelles de son frère. L’auteur s’est emparé de cette révélation pour faire écrire l’histoire de François Rousseau, né en 1705, par lui-même à la première personne, comme en une sorte de « Confessions » parallèles.
L’adolescence de François se déroule à Genève. Le jeune Rousseau, qualifié de « polisson » par Jean-Jacques, son cadet de dix ans, effectue un séjour en maison de correction à l’âge de treize ans et s’initie ensuite au métier d’horloger, tout en bénéficiant, selon l’auteur, de la tutelle équivoque et de la férule pédago-philosophique d’un certain marquis de Saint-Fons, grâce à la protection, aux relations et à l’assistance de qui, après l’homicide involontaire, le fugitif vivra quelques années tranquilles en France.
La suite de son existence, que l’auteur fait longue puisque le personnage raconte dans les dernières pages sa participation anonyme au transfert au Panthéon des cendres de son frère en 1794, est essentiellement romanesque. Le récit brasse, recouvre, enfouit, assimile en une fiction assurément captivante les quelques rares détails concrets qui aient pu être retrouvés de la vie du véritable François et les quelques allusions faites par Jean-Jacques dans les Confessions, mais le lecteur peut n’en rien savoir et cela n’a pour lui aucune importance. Le fait est qu’on se laisse facilement entraîner dans le cours aventureux d’une vie qui se déroule et s’inscrit, et c’est là que le roman prend toute sa consistance, tout son intérêt, et toute sa raison d’être, dans un contexte historique soigneusement reconstitué sur la base d’une documentation particulièrement fouillée. Alors la fiction trouve là, paradoxalement, une plausible réalité.
Tout devenant possible de la part de l’auteur, destinateur omnipotent, François Rousseau traverse le XVIIIe siècle tantôt brimbalé dans les turbulences de cette époque riche en événements de toute nature, tantôt témoin rapporteur, tantôt figurant anonyme dans des reconstitutions de scènes historiques, tantôt promu et institué participant, voire acteur de premier plan dans de grands événements. Tout en observant, notant, contant, agissant, le narrateur commente, analyse, critique l’actualité, les faits, la politique, les prises de position des célébrités du siècle, les mœurs et leur évolution, les courants philosophiques contradictoires qui agitent cette période tumultueusement féconde.
Ainsi, par exemple, est relatée l’affaire Damiens, du nom de l’auteur d’un attentat au couteau contre Louis XV. Après avoir rappelé les circonstances de l’attentat, l’arrestation, le procès et la condamnation à mort de Damiens, François se retrouve aux premières loges, et avec lui le lecteur, pour suivre les supplices successifs qui sont infligés à l’agresseur en place de Grève.
L’homme avait dormi attaché sur un lit afin d’éviter qu’il n’attentât à sa propre vie. Sa cellule avait été entourée d’une nuée de gardes. Les despotes n’aiment guère qu’on leur dispute le droit de tuer, et font en sorte de vous l’appliquer du plus lentement qu’ils le peuvent.
L’auteur ne se prive pas d’évoquer à l’occasion un travers populaire de toujours qui connaît à notre époque, avec les réseaux sociaux, ses plus irraisonnables développements.
Et puisque aucune hypothèse concernant ceux qui avaient armé le bras de Damiens ne soutenait un examen sérieux, on se mit en devoir d’en former de plus vagues, de plus fumeuses, de plus extravagantes, de plus enivrantes : on inventa des complots inextricables, des conspirations géniales, des menées si ténébreuses que le diable lui-même ne s’y serait point reconnu.
Stéphane Audeguy sait écrire, manier la langue, la belle, l’élégante, celle du siècle de Rousseau, ce qui contribue à accorder un feint crédit à ce qui est présenté comme un récit autobiographique, à considérer comme vraisemblables ces Confessions et conséquemment à donner corps, chair et âme à ce personnage dont on oublie aisément qu’il est de fiction.
Alors on s’y laisse prendre. On sympathise. On s’intéresse aux aléas d’une existence dense et pleine de péripéties. On plonge dans le siècle. On entre dans l’intimité présumée de la famille Rousseau, on découvre les relations distendues entre les parents, les années d’enfance de François, choyé, chouchouté, gâté par les femmes de la maison (le père ayant pour un temps disparu), et la perte brutale de son statut d’enfant unique à la naissance de Jean-Jacques suite à la réapparition inattendue du père et au rabibochage du couple parental.
Et on suit François philosophe, parfois à contre cours du système de pensée du célèbre frère avec qui, avant l’exil, il lui est arrivé de débattre, par exemple de la prédestination, François rebelle, François critique social, François athée, libre penseur, François libertin dont la première affirmation philosophique se manifeste à l’âge de quatorze ans dans une thèse qu’il fait lire à son mentor Saint-Fons.
Le clitoris m’apparut comme la preuve irréfutable de l’inexistence de Dieu. […] Enchanté de moi-même et de mon système, je donnai à Saint-Fons une belle copie de ma philosophie première. Il la lut aussitôt, et je ne me souviens pas de l’avoir vu jamais autant rire…
François ami d’une proxénète de haut rang dont il devient le conseiller dans la gestion de la maison de rendez-vous, François ballotté dans les tourbillons de la Révolution, François embastillé, François qui devient, à la Bastille, l’ami, le confident de notre divin marquis, qui sauve de la destruction du bâtiment, en 1789, le manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, François libéré qui obtient le privilège de récupérer et de vendre les pierres de la forteresse, François qui utilise son savoir d’horloger à la fabrication d’un automate pouvant servir d’infatigable et puissant amant, avec coups de boutoir appropriés et prétendues vraies éjaculations, aux dames de la bourgeoisie, voire à leurs maris… On en passe, et des meilleures.
François, dont le caractère, les pérégrinations, la morale, l’agitation sociale, les fréquentations, les intrigues, les manigances, les trafics en tout genre apparaissent comme une image inversée de ce qu’on imagine de l’existence de Jean-Jacques…
Truculence, turbulence, fantaisie, critique socio-historique font de ce roman qui eût pu être écrit par un libertin du XVIIIe siècle un savoureux morceau de littérature.
Patryck Froissart
Né à Tours en 1964, Stéphane Audeguy étudie tout d’abord la littérature anglo-saxonne, et séjourne un an aux États-Unis, en tant qu’assistant à l’université de Charlottesville (Virginie). Puis il revient à Paris, où il obtient l’agrégation de lettres modernes. Attiré par le cinéma, il collabore à divers courts métrages. Il enseigne ensuite l’histoire du cinéma et des arts dans les Hauts-de-Seine. En 2005, les éditions Gallimard publient avec succès son premier roman, La Théorie des nuages. Ce roman inclassable et poétique est récompensé par de nombreux prix, dont le Grand Prix Maurice Genevoix de l’Académie Française. En 2007 paraît aux éditions Gallimard son deuxième roman, Fils unique : ces mémoires fictives du frère aîné de Jean-Jacques Rousseau, érudit et libertin, reçoivent le prestigieux prix des Deux-Magots. Suivent un roman situé dans le Kenya contemporain, Nous autres (2009), et un roman d’Histoire et d’amour donnant la parole à la ville de Rome, Rom@ (2011).
- Vu : 1107