Fils de MémoireS (par Pierrette Epsztein)
Pour faire naître un projet, un porteur de projet est indispensable. Cela commence par un désir irrépressible, ancré en soi, qui mûrit et prend forme d’abord dans une tête. Et puis un jour, vient le moment de sa mise en œuvre. Et là, il faut longuement réfléchir au comment, au pourquoi et avec qui le faire exister. Cela prend du temps. Mais quand on est tenace, opiniâtre, infatigable, comme l’est celle qui a porté cette noble idée de promouvoir la culture dans tous ses états, un jour la naissance advient. Et la personne dont je vais maintenant dévoiler le nom et qui possède toutes les qualités c’est Jeanne Orient. Il fallait être sacrément hardie en ces temps de relâchement du lien social pour ne jamais baisser les armes. Elle a commencé par des interviews avec des personnes dont elle admirait le travail, notamment lors du Festival Quartier du Livre qui se tenait à la mairie du cinquième arrondissement de Paris. Puis, elle a poursuivi avec ce dessein de créer l’évènement : Fils de MémoireS. Elle avait pour visée de réunir des auteurs autour d’un thème précis. Ce fil en est maintenant à sa troisième édition et se poursuivra à raison d’une rencontre mensuelle. J’ai assisté à la première qui s’est tenue au café de Flore et dont je suis revenue enthousiaste, vu la qualité des personnes participantes et la haute teneur des échanges. J’ai manqué la deuxième.
Malgré la distance, le froid et la fatigue, je n’ai pas résisté à me rendre à la troisième qui a eu lieu le mardi 3 décembre, à l’espace L’Harmattan, 21 bis rue des écoles, dans le cinquième arrondissement de Paris. Je n’ai pas réfléchi lorsque j’ai enfilé, par-dessus un pull-over beige à col roulé, une veste bien chaude et d’un jaune éclatant. Je suis devenue, inconsciemment, « le gilet jaune » de la soirée ! C’est de cette soirée dont je vais rendre compte car elle a été pour moi un levier de résistance en ces temps incertains.
L’intitulé choisi par la maîtresse de cérémonie pour promouvoir ce moment particulier était connu d’avance. Chacun a pu en prendre connaissance sur l’affiche éditée pour l’occasion et diffusé sur les réseaux sociaux : Trois destins, trois voix, trois livres, avec les photos des trois intervenants.
D’abord, plantons le décor. L’espace L’Harmattan est une salle tout en longueur. Des chaises toutes occupées et beaucoup de personnes debout. Il y avait du monde et du « beau monde » pour écouter les trois hommes qui nous faisaient face et qui ont échauffé le temps presque hivernal de cette réunion entre adeptes de la culture et de la fringale du lire. Le déroulement de la soirée avait été soigneusement préparé en amont. La mise en scène, parfaitement étudiée, le cadre clairement posé : pour les trois intervenants, un temps de présentation de l’histoire de leur livre, de la façon dont chaque ouvrage est advenu dans leur vie, un temps d’intervention des participants.
Jeanne Orient, la prêtresse, accompagnée à la guitare par Alain Hoareau, a marqué d’une chanson de Barbara l’ouverture de la séance en nous désignant ses hommes un à un et en nous rappelant leur activité principale. Le premier, Claude Alain Planchon, est un cancérologue de renom qui est devenu romancier et qui nous dévoilait l’origine de La dame céleste et le diable délicat, paru aux éditions Jacques Flament. Le deuxième, Larrio Ekson, est un danseur de renommée internationale, chorégraphe et professeur de danse, qui est venu présenté L’envol de l’aigle, écrit à quatre mains avec la complicité de son frère adoptif et complice, Claude-Alain Planchon. Ce livre splendide, édité également par Jacques Flament, nous fait revivre sa carrière avec leurs mots croisés et les clichés de célèbres photographes. Le troisième, Alain Hoareau, est un musicien-poète qui nous livrait ce soir-là son cinquième recueil, Le jour opéra, poème en cinq actes, paru comme les autres aux Editions L’Harmattan.
Jeanne s’est très vite mise en retrait pour laisser la parole aux trois intervenants. Chacun avait droit à quinze minutes de parole pour présenter l’aventure qui a présidé à la naissance du livre. Tous les trois ont parfaitement respecté le temps qui leur était imparti. Ensuite ont émergé les questions et les réflexions de l’assistance.
Chaque acteur s’est sobrement présenté et à évoqué son ouvrage. Le passage de relais s’est fait avec un glissement subtil d’un orateur à l’autre.
Claude-Alain Planchon a inauguré la ronde. Il nous a fait part de son itinéraire de vie empli d’imprévus, puis il a longuement parlé de cette rencontre improbable avec une femme très connue dans le milieu de la danse, dont, dans un premier temps, il a pudiquement tu le nom. Il a vécu plus de vingt ans avec elle un amour profond et étincelant. Je retiendrai le rôle essentiel que cette femme, beaucoup plus âgée que lui, a joué dans son existence. Elle l’a initié à cet art qui lui était étranger et dont il est devenu un expert. Après sa mort en 2005, qui l’a ravagé, il a classé leurs lettres. C’est à partir de leur longue et prolixe correspondance qu’est né le livre dont il a été question ce soir-là et que Jacques Flament a absolument tenu de publier. Cette aventure s’est prolongée grâce à une autre femme, Bérengère Dautun, sociétaire de la Comédie Française, qui enthousiasmée par ce récit a désiré jouer le rôle-titre au Petit Hébertot où il continue son chemin avec un succès certain jusqu’à être présenté en 2020 au festival d’Avignon.
Très élégamment, Claude-Alain Planchon a fait la transition pour nous présenter Larrio Ekson en nous racontant leur rencontre lors d’un gala de danse. Celle-ci se fera par l’intermédiaire de cette femme dont le nom nous est enfin dévoilé. Il s’agit de Gilberte Cournand, journaliste et critique de danse, galeriste, libraire et mécène française. Durant cette présentation, Larrio arborait un sourire désarmant, une pudeur empreinte de timidité déconcertante se remarquait dans le maintien de cet homme d’un tel renom.
Durant deux minutes à peine, qui me sembleront une éternité, il a accompli une performance impromptue. Il se présente à nous la tête couchée sur la table. Et c’est la naissance. Quelques mouvements à peine esquissés de ses doigts sur le rebord de celle-ci. Et c’est son entrée dans le monde. Son buste insensiblement se redresse, lentement, sa main se lève. Son visage a perdu son sourire. Et quelques gestes au ralenti ses doigts s’ébranlent, son visage prend de l’envergure. Et ce sont les débuts de son existence. Puis, dans une précaution impressionnante, son bras se hausse, son regard suit son geste. Viennent alors une suite de contorsions saccadées. Désignent-elles la violence et le chaos de certains moments de son histoire ? La douleur qui surgit ? La douleur de la mort ? La douleur de la désolation ? Chacun de ses traits exprime une souffrance implacable. Souffrance de la perte d’êtres chéris ? Souffrances de tempêtes traumatiques ? Souffrances dans sa chair ? Son corps se hisse peu à peu. Une révolte ? Des refus ? Les yeux s’adressent au ciel. Imploration ? Appel à l’aide ? Quête farouche d’une issue contre la fatalité ? Vont suivre l’ascension puis l’envol de l’aigle, cet oiseau patient et déterminé qui ne lâchera pas sa proie. Et c’est la reconnaissance enfin permise ? Le désir accueilli ? L’autorisation enfin accordée après tous les aléas surmontés ? L’aboutissement enfin atteint ? Et viennent les remerciements qui se traduisent par des baisers destinés à tous ceux qui ont cru en lui et lui ont accordé leur confiance et à la salle ébahie. C’est avec ce geste d’amour que ce cérémonial s’achève. Car c’est cela que Larrio nous a généreusement offert. En quelques gestes minimalistes, il a réussi à retracer toute sa vie. Cet instant de grâce provoque un frisson chez chacun. Durant ce court moment, un silence imposant a envahi tout l’espace. Ensuite, il a pu s’autoriser à utiliser la parole pour revenir sur son itinéraire qui ne fut pas un chemin de roses mais un sentier jonché de broussailles et semé d’embûches. Un sourire s’esquisse alors sur ses traits. Il nous raconte la suite de hasards miraculeux qui l’ont mené du théâtre à la danse. Lui, issu d’un milieu très pauvre de Harlem, lui, qui avait connu la violence et la déviance, lui qui a eu un père soit absent soit violent, il a eu la chance de connaître l’amour d’une mère et une grand-mère qui l’a toujours soutenu et même sauvé quand son sort de rejeté aurait pu le cantonner dans l’exclusion définitive. Il a toujours rêvé de faire du théâtre. Rêve fou d’adolescence. Toujours obstiné, à seize ans, il s’échappe de chez lui et rejoint le Living Theater, lieu libertaire et anarchiste qu’il quittera très vite. Une audition, au départ, tout à fait aléatoire, va encore une fois bouleverser sa trajectoire. Il va rencontrer la danse, art dont il ne connaît rien. Mais une femme, Lucille Beards, le distingue et comme il possède un esprit curieux, avide de découvertes, il va travailler de façon acharnée. Il obtient une bourse pour étudier la danse à la School of Fine Arts de Carnegie Hall qui lui ouvre les portes de la School of Harkness Ballet. En 1970, il arrive à Paris à vingt-deux ans. Il découvre les studios de danse de la Villa Wagram et de la Salle Pleyel où il suit les cours de Nina Vyroubova. Il devient le partenaire attitré de Carolyn Carlson, les plus grands chorégraphes, comme Maurice Béjart et Jiří Kylian, se l’arrachent. Parallèlement à sa carrière de danseur, il acquiert une réputation internationale en tant que pédagogue : dès 1992, Roland Petit lui confie la responsabilité des cours de danse contemporaine de l’École Nationale Supérieure de Danse du Ballet de Marseille. Il est professeur-invité à l’École-atelier Rudra-Béjart. Puis, professeur à l’Opéra national de Paris, aux Conservatoires nationaux de Paris et de Lyon, ainsi qu’aux Centres Chorégraphiques de Nancy et Roubaix. Depuis 2008, il donne des master-classes à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. Tout ce qu’il s’est construit à force de courage, de patience et de persévérance, il n’a de cesse de le redonner à d’autres. Transmettre est sa manière de rendre hommage aux premières femmes de sa vie, sa mère et sa grand-mère dont la mort l’a, un moment, anéanti. Il ne l’oubliera jamais, pas plus qu’il ne reniera ses origines. « En devenant quelqu’un », il rembourse ainsi, en quelque sorte, sa dette avec, toujours, une immense générosité et une grande humilité.
Est venu le tour d’Alain Hoareau, le troisième et dernier de cette confrérie. Lui, je l’ai découvert lors de son premier recueil de poèmes, Quatre saison plus une, sur lequel j’ai rédigé une chronique pour La Cause Littéraire. Et depuis, je suis son cheminement. Alain est un homme timide, tout en retenue et en pudeur. La musique a toujours été sa passion, alors que son milieu d’origine ne l’y prédestinait pas. Lui aussi, comme les deux autres, estime qu’il a « un destin ». Je pense plutôt qu’on choisit sa vie en refusant la fatalité et grâce à quelques rencontres qui vous tendent la main. Alain, comme les deux autres, s’est battu pour ne pas renoncer à son désir. Comme il le dit si bien « il faut y croire ». La musique a commencé par l’écoute inopinée de disques de musique classique. « Il a eu un flash ». Humblement, pour lui, la flûte à bec a été son premier instrument, un cadeau de Noël, « une révélation ». Il a démarré en expérimentant seul les possibilités de cet objet, en autodidacte, sans école, sans professeur. Sa première rencontre fut avec un voisin, violoniste à l’orchestre de Strasbourg où il habitait à l’époque, et qui fut séduit par les sons qu’il produisait et l’a encouragé à poursuivre dans cette voie. À dix-huit ans, il entre finalement au conservatoire de Nice pour suivre un cours de guitare. « Pas facile d’intégrer ce lieu à l’âge où les copains en sortent avec leur diplôme ». Mais, comme les deux autres, il s’est accroché grâce au soutien de deux professeurs qui ont cru en lui et l’ont propulsé. Avec beaucoup de travail et de volonté, il est devenu, ainsi, professeur de guitare au conservatoire des Landes. Parallèlement, il a toujours été intéressé par l’écriture. Mais il savait le chemin difficile et il a fallu qu’il attende les années 2010 pour reprendre le crayon pour rédiger des mots « qui ne restent dans les tiroirs ». Comment a-t-il osé passer le cap de l’édition ? Comment affronter les refus ? Il n’avait aucune connaissance du milieu littéraire et de ses arcanes. Là encore, il y aura des « rencontres bienveillantes » qui défendront votre travail. Pour lui, ce sont ses poèmes qui vont faire lien avec le lecteur. Dans son dernier opuscule, il s’agit d’un pas de deux, entre lui et une personne, une muse ? entre lui et le monde, entre lui et la nature, entre lui et la musique, son rythme, sa sonorité. Son intervention se clôt sur une interrogation qui est aussi une adresse au public : « Quelle place le lecteur acceptera-t-il de prendre dans cette traversée des mots ? ».
La parole est maintenant à la salle. Chacun de ceux qui le souhaitaient a pu intervenir soit en posant une question à l’un des orateurs, soit en racontant une anecdote en lien avec le sujet, soit en exprimant une observation qui lui venait à l’esprit à propos d’une parole énoncée.
Avec le recul, j’ai fait le constat que, malgré des itinéraires apparemment très différents, les trois chemins des intervenants étaient souterrainement reliés. Et même parmi les participants, une mystérieuse filiation s’est faite jour autour de chemins de vie, d’embûches traversées, de bifurcations assumées, de risques pris, de hasards imprévus et constructifs. Si cela a été rendu possible, durant ces moments d’échange, c’est que comme chacun, j’ai ressenti une sincérité à fleur de peau. Des confidences ont pu jaillir. Les trois intervenants, et les personnes qui ont osé prendre la parole, ont perçu à quel point la bienveillance, la prévenance étaient au rendez-vous. Il a été question des rencontres qui nourrissent nos vies, de la concordance entre la réalité et l’imaginaire, du rôle du hasard, des rendez-vous imprévisibles, des coïncidences bienveillantes, de la noirceur et de la lumière. Il y a même eu des rires, des moments cocasses. Nous avons tous senti à quel point la vie est une aventure riche de défis, de ténacité. Finalement, j’ai pu éprouver à quel point « les inconscients se reniflent » sans même que nous le percevions.
A l’appui de cette analyse, je reprendrai cette réflexion d’Aharon Appelfeld, empruntée à l’ouvrage Adam et Thomas, paru en 2014 aux Edition de L’école des Loisirs : « Quand on rencontre quelqu’un, c’est signe qu’on devait croiser son chemin, c’est signe que l’on va recevoir de lui quelque chose qui nous manquait. Il ne faut pas ignorer ces rencontres. Dans chacune d’elles est contenue la promesse d’une découverte ».
A la fin de la présentation, beaucoup se retrouvèrent au restaurant proche pour un moment d’échange dans une atmosphère bon enfant, jubilatoire, conviviale. On partageait des sensations, des émotions, des réflexions. La parole s’épanchait, les rires fusaient, les appareils photo flashaient. C’était le moment du relâchement après la retenue, la fascination, la sidération et l’attention soutenue.
Je suis repartie assez vite dans la nuit froide à la recherche d’un véhicule qui me ramènerait chez moi. Je suis rentrée bouleversée de cette virée. J’avais chaud au cœur et l’esprit empli de réflexions, de questions qui encore à ce jour me trottent dans la tête.
En point d’orgue me vient une phrase de Lawrence Durrel, extraite de Justine que je suis en train de relire : « C’est dans l’exercice de son art que l’artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l’a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l’imagination, non pour échapper à son destin comme fait l’homme ordinaire, mais pour l’accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible ». Celle-ci me paraît convenir pleinement à cette soirée, au travail que Jeanne Orient accomplit pour, comme quelques autres, promouvoir la culture et créer du lien social dont nous avons tous conscience de l’indispensable nécessité.
Pierrette Epsztein
- Vu: 1976