Fils d’homme, Augusto Roa Bastos (par Léon-Marc Levy)
Fils d’homme, Augusto Roa Bastos (1982), trad. espagnol (Paraguay) François Maspéro, 416 pages, 10,30 €
Edition: Points
Ecrasés par des destins terribles, deux villages perdus dans le Chaco entre Paraguay et Argentine, Itapè et Sapukai – harcelés par l’Enfer de l’Histoire du Paraguay et ses guerres infernales – vont rester, malgré les charniers et les souffrances, des Fils d’Homme, debout avec leurs christs rebelles et leur misère profonde. Quand la folie des hommes déchire les êtres et se dépose sur les âmes – c’est ce que raconte ce roman, avec un acharnement digne de l’Enfer.
Les personnages et les lieux reviennent en tourbillon, comme la scansion d’un chant funèbre. Roa Bastos tresse sa narration d’époques diverses mais proches. On croise ainsi les pères et les fils, les morts et leurs descendants, les fondateurs de légendes et ceux qui les perpétuent, sur un siècle sanglant. C’est ainsi, pas à pas, que se construit l’âme collective d’une population martyrisée, harcelée par le démon des guerres, affligée par le destin. Le chant de Roa Bastos, c’est celui des humiliés et des morts, mais aussi celui des combattants.
Comme Jara, Nati et leur nouveau-né, pourchassés pendant des jours dans les marais les plus infects par la meute des matons de la prison à ciel ouvert des plantations de maté de Takuru-Puku. Lieu de damnation, limites extrêmes de l’horreur où l’on peut conduire les hommes et dont personne jamais ne pouvait s’évader.
« Tout ce qui avait jamais réussi à s’échapper de Takuru-Puku, c’étaient les vers d’une complainte colportés par les guitares paysannes, qui racontaient les peines de mensu enterré vivant dans les catacombes des plantations. La chanson bilingue et anonyme parlait de ces hommes qui travaillaient sous le fouet tous les jours de l’année et ne se reposaient que le vendredi saint – comme si, ce jour-là, ils avaient le droit, aux aussi, de descendre de leur croix, mais sans la glorieuse résurrection de l’Autre, car ces obscurs christs aux pieds nus mouraient pour de bon sans rédemption, dans l’oubli. […] La voix du mensu se lamentait :
Anivè angana, che compañero,
Ore korazö reikyti asy…
‘Plus jamais, plus jamais, camarade, ne brise cruellement notre cœur…’
Ni les chiens, ni les capangas, ni les forêts, ni les marais n’avaient pu arrêter le Chant du Mensu.
Il était le seul fugitif qui ait réussi son évasion ».
Exode hallucinatoire d’un homme brisé par la détention et l’absence d’avenir, d’une femme et d’un tout petit enfant à peine né. Exode qui les sort d’un Enfer sans nom où les êtres sont hachés, meurtris, assassinés comme des bêtes. Les marais puants, putréfiés sont traversés comme dans un cauchemar éveillé, espaces de décomposition qui font métaphores à la liquéfaction d’un pays, d’un monde, livré aux pires abjections des hommes.
« Les deux fugitifs se dirigèrent vers la frange de la forêt, de la vase jusqu’aux genoux, suffoqués par les miasmes, sans essayer de se défendre des piqûres des insectes qui flottaient par myriades dans la vapeur écarlate des émanations. Nati portait le bébé enveloppé dans les lambeaux trempés de son châle ».
Les dictatures, révolutions et autres horreurs de l’histoire du Paraguay et de l’Amérique Latine ont beaucoup amusé dans la perception que l’Europe en a eu par l’intermédiaire de Tintin et autres folklores amusants sur le sujet. Les événements y sont ramenés à des épisodes hilarants et burlesques. La lecture de Roa Bastos envoie au Diable – au sens propre – ces représentations idiotes : le Paraguay a vécu l’enfer pendant – au moins – les cent années couvertes par ce roman (en fait depuis bien avant et aussi bien après !).
Sapukai, village martyr, organisé autour de ce trou monstrueux qui a engouffré sa gare et des milliers de gens lors d’un attentat contre-révolutionnaire visant un train de combattants lors d’une grande révolte paysanne – et qui a emporté, dans son explosion gigantesque, ceux qui étaient dans le train et les milliers de personnes qui saluaient son départ. Ce trou, ce trou qui devient mythe funèbre, monument aux morts (il contient tous les cadavres de l’attentat, des milliers) sous les pieds des habitants vivants – comme les catacombes du désastre. Comme un mémorial.
« La panique et l’exode, l’hécatombe provoquée par la terrible explosion avaient, de même que le cratère des bombes, laissé pour longtemps derrière eux une apathie sans mémoire, ce vide de l’horreur ou de l’indifférence que seul le temps pouvait combler peu à peu, comme la terre comblait le cratère ».
Ode aux morts, à leurs héros glorieux ou inconnus.
Ode aux vivants qui ont connu le pire et sont restés des fils d’homme. Fantômes humains, déchirés, défigurés, mutilés, mais des fils d’homme quand même, devant l’éternité infernale de l’Histoire.
« Je voyais descendre du train ces hommes qui revenaient du bout du monde : il leur manquait un bras, une jambe, ils avaient le visage brûlé, couturé de cicatrices, certains étaient sans yeux, sans doigts, sans mains. Des déchets humains, c’est de ça qu’ils avaient l’air ! On devait se donner beaucoup de mal pour reconnaître ce qu’ils avaient été dans ce qui restait d’eux ? Des étrangers sous tous les rapports. Ces hommes qui avaient été autrefois jeunes et forts. Ils n’avaient pas pu mourir pour la gloire de la patrie, ils ne pouvaient plus mourir pour la gloire de Dieu… Miséricorde Seigneur, Dieu des Armées, Dieu Fort et Maître de la Mort ! ».
Fils d’homme est dans la lignée des grands romans latino américains de la douleur. Sabato n’est pas loin avec ses déferlements guerriers récurrents qui ont ensanglanté l’Argentine voisine. Augusto Roa Bastos est un grand écrivain et la magnifique traduction de François Maspero nous restitue la puissance de son style et le souffle de l’épopée.
Léon-Marc Levy
Augusto Roa Bastos, né le 13 juin 1917 à Asuncion au Paraguay où il est mort le 26 avril 2005, est un écrivain paraguayen du XXe siècle.
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