Ferme du bois clair, Céline, Danemark, 1948-1951, Pierre Grouix (par Augustin Talbourdel)
Ferme du bois clair, Céline, Danemark, 1948-1951, éditions du Bourg, février 2019, 252 pages, 24 €
Ecrivain(s): Pierre Grouix
Des pans de la vie de Céline, l’âge danois est, de toute évidence, le moins exploré. « Cette absence de curiosité renvoie à une question : aimons-nous assez Céline ? » demande Pierre Grouix. Son travail sur les trois années que Céline a passées chez son avocat, Thomas Mikkelsen, à Klarskovgaard, en compagnie de Lucette et de son chat, s’apparente davantage à une méditation sur l’intimité d’un écrivain esseulé et épuisé qu’à une biographie au sens strict du terme. Grouix ne tombe pas dans le piège qui guette toute littérature secondaire sur Céline, à savoir de se livrer à une plaidoirie plus qu’à une étude littéraire. Céline n’a besoin ni de vigiles ni d’avocats, mais de lecteurs fidèles et de quelques exégètes, tel Pierre Grouix, pour guider la lecture.
A bien étudier d’un point de vue historique et littéraire ces six années danoises, et en particulier les trois dernières que Céline passe dans une ferme isolée appelée Klarskovgaard, l’on comprend tout le procédé de composition littéraire de Céline. Pourquoi le Danemark, contrairement à l’exil allemand, n’a-t-il débouché sur rien ? Pourquoi Céline a-t-il consacré quelques lignes à l’un, contre trois romans à l’autre, alors même que le premier occupe plus de temps que le second ? La réponse se trouve dans une lettre de Bukowski à Douglas Blazek. Bukowski écrit, en des termes qui ne sont pas exactement céliniens : « le style est un bon outil pour dire ce que tu as à dire mais quand tu n’as plus rien à dire, le style est une pine qui bande mou devant le con mirobolant de l’univers. Knut [Hamsun] n’a jamais manqué de choses à dire parce qu’il ne s’est jamais arrêté de vivre ». Sans doute, les trois années passées à la « ferme du bois clair » (traduction française de Klarskovgaard) ne fournissaient-elles pas suffisamment de matière littéraire à Céline, justement parce que ce dernier s’était arrêté de vivredurant cette période, c’est-à-dire de voyager et de connaître des malheurs – synonymes d’aventures chez Céline.
Le Danemark, parent pauvre du roman célinien ? Grouix n’est pas si catégorique. La seconde question qu’il pose, question célinienne par excellence, est de « savoir ce que le Danemark a changé au style célinien ; quelle a été, au long de ces six longues années d’infortune (…), sa variation ». Car s’il n’a pas trouvé d’existence littéraire dans l’œuvre célinienne, l’épisode danois est néanmoins à l’origine de la seconde révolution littéraire de Céline, celle qui commence à partir de Féerie et se prolonge jusqu’à Rigodon. Le style est un bon outil (Bukowski) : encore faut-il l’utiliser à bon escient (« piment admirable que l’argot !… mais un repas entier de piment vous fait qu’un méchant déjeuner ! », Entretiens avec le Professeur Y), encore faut-il l’affûter avant qu’il ne s’use complètement. L’exil au Danemark est pour Céline l’occasion de repenser son style, de reconstruire sa langue, et ceci grâce à des exercices d’écriture simples et répétés, et notamment la rédaction de nombreuses lettres. « Au Danemark, la correspondance, parent pauvre de l’encre, est le deuil éclatant de l’écriture ». Grouix rappelle qu’une lettre sur deux de la correspondance entière de Céline a été écrite au Danemark.
De la poésie sur la poésie, voilà ce qu’est Ferme du bois clair. Entrée discrète dans la maison de l’écrivain, auprès de Lucette, « infirmière du calme », et Bébert qui, après le chat jaune de l’abbé Séguin que les premières lignes de Vie de Rancé de Chateaubriand ont rendu célèbre, est sans doute le chat le plus célèbre de la littérature.
Augustin Talbourdel
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