Femmes, Nizar Kabbani (par Marc Wetzel)
Femmes, Nizar Kabbani, novembre 2020, trad. arabe, Mohammed Oudaimah, 72 pages, 12€
Edition: Arfuyen
Ce livre est une réédition (chez le même Arfuyen) d’un court recueil de 1988, qui avait introduit l’auteur en France. Son titre, d’un mot, dit le but : faire reprendre aux femmes, par l’amour, leur propre sort en mains.
« Quand j’ai fait route sur tes mers, ma reine
je ne regardais pas les cartes
je ne portais de canot ni de bouée
mais j’ai vogué vers ton feu comme un bouddha
et j’ai choisi mon destin
Mon bonheur était d’écrire à la craie
mon adresse sur le soleil
et sur tes seins de construire les ponts » (p.11)
C’est une poésie méditative et sensuelle : l’actif diplomate que fut (à Pékin, à Madrid, à Ankara…) Nizar Kabbani ne se décrit pourtant jamais négociant et agissant, mais seulement jugeant, rêvant et ressentant. Seuls les sujets naturels que sont les corps semblent ici pris en compte : les objets techniques vont de soi, et ne sont pas même mentionnés (c’est l’intendance indifférente qui rend ses méprisables services). Son monde est exclusivement privé, doux et enveloppant même quand il est douloureux : les institutions, les structures publiques, les enjeux collectifs mêmes sont oubliés, laissés à leur normale gabegie, leur fonctionnelle convulsivité, leur corrompue somnolence. L’âme de notre poète ne s’intéresse qu’aux désirs qui passent, aux régimes d’honneur des consciences, aux subtilités caressantes, aux émois de labyrinthe. Comme chez Epicure, la plénitude est sans illusions sur elle-même, elle contient son propre horizon, et ne veut pas plus pour la partenaire que pour soi d’une intimité à vide : tout finira par passer enfin, et celui d’abord qui le sait. La vie n’est pas un cadeau, puisque Dieu n’en fait pas. Tant mieux !
« À une femme qui n’a pas sa pareille
qui se nomme “cité de ma tristesse”
à celle qui voyage dans l’eau de mes yeux
comme le vaisseau
et quand j’écris
pénètre entre ma voix et moi-même :
je t’offre ma mort comme un poème
Comment crois-tu que je chante ? » (p.7)
Autre trait distinctif : une sorte de réalisme anarchisant, qui abandonne ici au seul Absolu tout soin de trouver un ordre dans les pauvres et fébriles affaires humaines. Mais avec ça, une débrouillardise d’orphelin résilient, et, surtout, un féminisme résolu et tranquille : l’inégalité de droit des femmes (dans le monde arabe d’alors) cesse comme par magie dans l’échange amoureux magnifié par l’art, d’une part parce que dans la sexualité (dans la confidence mutuelle des chairs), ce n’est plus au droit – mais à l’audace confiante ! – d’arbitrer les élans, d’autre part parce que la poésie libère en permettant de n’obéir qu’à ce qu’elle fait atteindre : l’amante n’est alors liée qu’aux seules promesses que le poète saura tenir.
« J’ai fait de mes poèmes une ville où gouvernent les femmes
chaque bouche close
dans mon royaume dit ce qu’elle veut
chaque sein effarouché
peut comme il lui plaît
s’envoler ou se poser » (p.9)
Par très vives traditions de la poésie arabe, Nizar Kabbani aime et dignifie la connaissance, la loyauté, la lutte.
La connaissance, car il aime apprendre (et faire apprendre) à n’être plus dupe. La fierté du poète est, dit-il, d’avoir à l’aimée comme méthodiquement appris « le nom des arbres », « le dialogue des grillons de nuit », « l’adresse des étoiles lointaines », le parler des « lapins » et des « chacals », les arts d’« accoupler les oiseaux » et de téter la lune (p.19).
La loyauté, car seule une fidélité personnellement jurée vaut et compte (nulle confiance en une droiture collective, nulle vérité hors des serments). À l’aimée de respecter (sans devoir le partager) le « silence » du poète
« Respecte mon silence, je t’en prie
Le silence est mon arme la plus puissante
N’as-tu senti mon éloquence quand je me tais
la beauté de ce que je dis
quand je ne dis rien » (p.17)
À l’aimée d’assumer aussi la vie toute tragique de son irrésistibilité :
« Entre tes seins sont des villages brûlés
et des millions de tranchées
et des débris de vaisseaux naufragés
et des armures d’hommes tués
dont jamais aucune nouvelle n’est parvenue
Tous ceux qui sont passés par tes seins ont disparu
et celui qui est resté jusqu’au matin s’est suicidé » (p.25)
À elle encore de lui confier (sans réserve) toute l’expressivité de son corps :
« Brise-toi sur le lit de l’amour, brise-toi
comme l’encrier
et répands-toi comme le parfum indien
Je suis la chair, tu es les ongles » (p.37)
La lutte enfin, parce qu’il n’y a de mesure vivante qu’avec une vie risquée, une énergie farouche qui prend le néant à la fois comme un fait acquis (tout sort créé se détruit) et une offense personnelle (l’honneur d’avoir été créé relève sans fin la tête) : toute transgression est comme une revanche préventive de la créature sur sa propre cessation (car toute vie s’emporte elle-même en partant, rappelle le Coran, pour retourner se dissoudre en Dieu) :
« Je viole l’univers par les mots
je viole la langue-mère
la grammaire et la conjugaison, les verbes et les noms
j’envahis la virginité des choses
et je modèle une autre langue
qui recèle le secret de l’eau et le secret du feu » (p.49).
Superbe franchise encore d’un poète qui, exprimant la grandeur de l’âme arabe, s’en formule pour lui-même, aussi, les tensions :
« Je le dirai (je t’aime) quand seront réconciliés en moi la ville et le désert
quand toutes les tribus quitteront les plages de mon sang
quand je me libérerai du tatouage bleu
que les sages du tiers-monde ont gravé sur mon corps
et de toutes les ordonnances de la médecine arabe
que durant trente années j’ai subies » (p.51)
Un rebelle généreux, chatoyant, mais aussi amer, quand il désenferme (décloître, déleste de son sort soumis et factice) la femme, en contresignant (avec une rare virulence !) son ironie
« Mon frère rentre du bordel
à l’aube, ivre
Il rentre comme s’il était le sultan
mais qui l’a nommé sultan
Pour la famille il reste
le plus beau, le plus aimé
et dans les vêtements de la débauche il reste
le plus chaste, le plus pur d’entre nous
Mon frère rentre du bordel
comme un coq plein de superbe
Gloire à celui qui l’a fait de lumière
et de mauvais charbon nous a faites
Gloire à celui qui efface ses péchés
et n’efface pas les nôtres » (p.41)
mais homme au lyrisme intègre, car veillant à ne pas abuser de l’ardente désillusion qu’il sème, laissant aux femmes le soin de fixer le prix – et de régir elles-mêmes l’impact – de leur lucidité rendue :
« Mon visage tombe comme le vase
je porte mon visage brisé entre mes mains
et rêve d’une femme qui l’achèterait
mais ceux qui vendent les vases anciens m’ont dit :
Les femmes n’achètent pas les visages tristes » (p.33)
Marc Wetzel
Nizar Kabbani (1923-1998) fut le poète arabe le plus populaire et le plus lu à la fin du siècle dernier ; diplomate syrien bientôt en délicatesse avec le régime, il s’exile (il mourra à Londres, après une installation à Beyrouth où sa seconde épouse périt dans un attentat). Son œuvre a également une coloration engagée, mais ce recueil privilégie l’ardeur intime, telle qu’ont su la chanter Fairouz, Oum Kalsoum et d’autres.
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