Faux Partir, Patrice Maltaverne
Faux Partir, Recueil de poèmes, éd. Le Manège du Cochon Seul [Nevers], septembre 2014, 60 pages, 9 €
Ecrivain(s): Patrice Maltaverne
Rien ne sert de courir : il Faux Partir. A point, mais Partir.
Par quelles voies, par quels chemins ? Suivant quelles voix ?
Si un recueil de Patrice Maltaverne s’annonce comme une invitation à un voyager vrai (cf. Préface Pierre Bastide pour Faux Partir) c’est que l’on sait que ses poèmes sont bons compagnons de voyage. Et si Faux Partir résonne – avec son titre comme d’injonction – avec une poésie particulière, c’est que l’on sait que celle de Maltaverne tient la route et que le recueil ne manquera pas de dépaysements.
Dépaysements salvateurs ou salutaires, avec bien des retours, de beaux arrêts sur images, moteur puissant en marche, et pour notre bel enthousiasme reconduit, le transport poétique garanti ! Grâce au poète passeur qui nous ouvre dans ce Faux Partir des chemins poursuivis en quatre-quatre (suite de poèmes composés pour chacun de 4 quatrains), ouverts sur l’inconnu après que la voie droite a été perdue,
Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvais dans une forêt obscure
Car la voie droite était perdue
des chemins entrouverts sur un inconnu familier pourtant, tel un rêve étrange & familier, en périphérie d’une ville déshumanisée où le sens se cherche, en quête d’un autre côté où le sens reste à chercher, autre versant de la vie & de soi-même jamais gagné, où le seul chemin à prendre revient toujours de naître. Cheminement – en plein cœur de la vie – poétique.
Dès l’ouverture, les lignes de fuite de Faux Partir retardent leur possibilité de se rejoindre, le poème ne formant pas ainsi un espace rassemblé sur sa propre réalité, tout au plus esquissant un tableau se dessinant très approximativement et dont le cadre resterait rêve / espace ouvert sur l’Imaginaire. Mais, le poème déborde la page et rejoint le prochain en différant le point de rencontre des lignes de fuite. Mais, une perspective en somme du poème se profile, sans possibilité de représentation abstraite ou figurative d’un ensemble espace-temps, puisqu’aucune rencontre des lignes de fuite ne permet de construire l’image même en bribes de cohérence d’une réalité.
D’entrée, l’illusion d’optique jouée par le premier poème trouble l’effet de perspective. Premier poème du recueil qu’il faut lire en son intégralité pour en saisir la teneur et la profondeur. Pour saisir l’espace à déployer pour le lecteur et par lecteur, ici et tout au long du recueil :
Depuis que j’ai fini par me coucher
Dans un rêve qui s’enfuit au loin
Je cherche à le rattraper mort ou vif
Sur la route déjà rayée par la pluie
Aux frontières il est écrit qu’un pays
Doit naître pour annuler toutes les joies uniques
De cette vie toujours prête à être consommée
Sans changer de lit au milieu de rien
Tu parles quand bien même je serais debout
Je n’irai pas au delà du panneau
Qui m’indique la fin de la ville
De tous nos instincts captifs sans le savoir
Mais de quoi diras-tu ne serait-ce
Pas de liberté qui m’inflige beaucoup
De ses grimaces au néant des jours ouvrables
Sous la vitre où témoigner de mes buées
Rythme entraîné, rythme parfois syncopé, rythme bousculé dans sa linéarité de parole / pensée déployée dans un espace-temps appréhendé en ses points fuyants, sa course en avant, aux frontières d’un pays encore à naître. Réalité en fuite ? En lignes de fuite ? Réalité vraisemblable ? Mais le « je » qui l’appréhende est-il seulement fixé, lui-même, dans des repères identitaires pouvant construire une arche d’avenir au-dessus de ses propres instants présents ?
Rythme emporté parfois, comme l’est le rythme de notre lecture : le vers ne s’arrête pas, embraye sur d’autres contrées sans cesse remises, vers d’autres pages, d’autres poèmes, d’autres paysages… à des vitesses, selon des points de vue, avec des directives variables.
Réalité et rythme se percutent dans le jeu spatialisant du poème ouvrant des abîmes de vertige dans les fissures de l’espace / des perspectives de vertige dans les failles du temps…
Depuis que j’ai fini par me coucher
Dans un rêve qui s’enfuit au loin
écrit le poète. Fini, il a fini par se coucher : après quel combat, est-ce là position de résigné, est-ce décision de sauvegarde – sauvegarder soi contre le milieu de rien (car à quoi bon mal vivre pour rien ?),de l’autre côté du monde ordinaire ? Et le rêve s’éloigne comme l’horizon fuit devant la marche du chercheur en quête d’Inconnu et d’Ailleurs. Rêve… inaccessible ?
Depuis que j’ai fini par me coucher
Dans un rêve qui s’enfuit au loin
Je cherche à le rattraper mort ou vif
Maltaverne poète déroute nos attentes, surprend. Que cherche-t-il à rattraper mort ou vif : son rêve, enfui au loin, mais comment rattraper un rêve, et comment rattraper un rêve s’il est mort ? Rêve perdu ? Comme on sait que le temps perdu ne se rattrape guère ?
Maltaverne déroute nos schémas habituels :
Aux frontières il est écrit qu’un pays
Doit naître pour annuler toutes les joies uniques
De cette vie toujours prête à être consommée
Sans changer de lit au milieu de rien
Curieuse alchimie au bout d’une arithmétique du monde préparée par une Calculatrice où les chiffres évadés de nos calculatrices comptent et décomptent et rendent des comptes, pour nous conter un monde en route vers plus de… réalité poétique / Sous la vitre où témoigner de ses buées ?
Maltaverne bouscule le rythme de nos déroutes, martèle le Faux Partir mais aussi les mots même qui façonnent et déroulent nos (faux ?) départs. Et le « tu » interpelle comme il nous implique dans l’engagement du poème. Car la poésie de Maltaverne parle de nous et nous parle.
Les vers ne s’arrêtent pas, emportent parfois, enjambent déjà le territoire d’une nouvelle contrée / sans cesse remise :
(…)
Je n’irai pas au delà du panneau
Qui m’indique la fin de la ville
De tous nos instincts captifs sans le savoir
Mais de quoi diras-tu ne serait-ce
Pas de la liberté qui m’inflige beaucoup
(…)
(…)
Rien ne résiste à mes pensées vides
Qui tombent en syncope comme ici
Mais pourquoi diras-tu ne serait-ce
Pas que tu oublies de te nourrir mal
Ou es-tu tombé amoureux trop tard
Avant que tu ne quittes leur monde
Poèmes de quatre quatrains proches visuellement du sonnet mais sans ses contraintes (au niveau des rimes, des mètres), les textes de Faux Partir déroulent sans ambages ni préliminaires de présentation dans le décor ou les enjeux, des routes inédites passagères où passer, embuer nos dernières penséesvides, effacer les souvenirs, jusqu’à frôler cette folie où ni les aiguilles d’une montre ni les clés de lecture d’un univers effondré ou prêt de tomber ni les restes d’une ville morte sciée par l’autoroute ne peuvent poser de vestiges en ultimes bornes de nos escapades, perdus que nous sommes, égarés au milieu de rien…
Quelle folie subite s’est emparée de moi
Lorsque j’ai voulu passer le dernier pont
Sur l’autoroute qui scie la ville morte
Encore une fois pour oublier tous les souvenirs
Le décor fantastique, expressionniste de la ville donne à voir des ouvertures de vertige, béance sur des instants d’angoisse et/ou de résistance
Je respire à peine dans ces mauvais pas
Qui abusent sans doute de ma personne
En attendant d’atteindre les principales
Broussailles pour me déshabiller l’âme
Ce décor fantastique, expressionniste de la ville donne à voir des ouvertures de vertige, en gueules béantes d’une plus haute humanité de marginaux en résistance, souffrant de leur mal vivre où contre rien Faux Partir, en résistance
Aujourd’hui lorsque j’y pense la loi
De la gravité urbaine venait d’être démontrée
Cette loi qui veut que nous disparaissions toujours
A l’intérieur des moteurs de nos solitudes
Nous avons tracé des routes réelles pour cela
Et tous les autres corps sont vite étouffés
Dans les années sombres du serpent de goudron
La plupart du temps au dessus des cœurs
Villes de Solitudes, mais…
Cela ne m’empêche pas de sortir encore
Des mers monotones de l’asile de jour
Où nous avons été admis dès la naissance
Pour coopérer dans le silence quotidien des tortionnaires
Optimisme opiniâtre du poète Maltaverne, en vers & contre tout ? Résistance du poète comme dans cette Partie riante des affreux (recueil de Patrice Maltaverne co-écrit avec Fabrice Marzuolo, aux éditions Le Citron noir, en avril 2012) où la part des anges se partage dans l’arène et le silence quotidien des tortionnaires avec lesquels, pour coopérer nous sommes mis / jetés au monde – aux côtés de démons peut-être plus nombreux et comptant nos déboires à leur avantage (cf. plaquette Venge les anges inMi(ni)crobe #40 c/o Éric Dejaeger, Belgique).
S’exprime toujours chez Maltaverne un regard sans concession sur le monde, avec le vers haut qui fait mouche / frappe là où ça fait mal / démange, à l’instar de ces coéquipiers du blog de libres chroniques poétiques Poésie chronique ta malle (http://poesiechroniquetamalle.centerblog.net/) où l’on côtoie poètes et revues d’une même lignée d’écriture, indépendants de toute servitude créatrice et signataires d’une belle créativité (parutions des éditions du Port d’Attache à Marseille dirigées par Jacques Lucchesi, Revue Microbes, Revue Les tas de mots, Paysages écrits, L’Assaut…). Rôdent dans les parages du blog les présences de Cathy Garcia des Nouveaux Délits, de Vincent Motard-Avargues de la revue Ce qui reste, des auteurs de la revue Dissonances, Thierry Radière, Christophe Esnault…
Terrible constat que celui-là dès la page 15 de Faux partir :
Cela ne m’empêche pas de sortir encore
Des mers monotones de l’asile de jour
Où nous avons été admis dès la naissance
Pour coopérer dans le silence quotidien des
tortionnaires
Terrifiant constat, prolongé par le poème suivant :
Cela ne m’empêche pas de sortir encore d’ici
Car comme vous le pensez depuis longtemps
Ma folie est d’une autre envergure que la leur
Bien plus sauvage et allant jusqu’à se rompre
Comment faire face / face contre terre ? La coopération relève-t-elle d’une irréductible et irréfutable, inévitable & inéluctable Issue (sans issue ?) vers laquelle on nous mènerait et contre laquelle – comme complices (?) – nous serions condamnés à être broyés ? Qui sont les victimes, qui les broyeurs d’humanité ? Quels sont les déchets ? Quelles morts (toute entités confondues) pourrons-nous sauvegarder de l’Issue fatale, voire quelles morts pourrons-nous « recycler » ?
Sommes-nous condamnés à être broyés à l’aveugle, ou sournoisement et délibérément amenés malgré nous vers la Gueuse par l’Invisible mais puissante Broyeuse ? D’aucuns s’y sont broyés, à coup sûr. Mais…
(…) partout la folie des herbes m’oblige
A répondre qu’aucune personne depuis les arbres
N’est assez grande pour imposer la nuit
Comme condition de notre impuissance à vivre bien
Le poète résiste
Plus les jours passent et plus il faut
Que je sorte de cet état de léthargie
(…)
Comment résister dans cette déficience généralisée d’humanité, entreprise de déshumanisation en tous sens (Pierre Bastide in Préface) où les hommes vont ou travaillent à leur absence d’occupation, où des êtres vaquent / Au mépris dont (ils) sont victimes parmi des hommes qui ont arraché les fleurs de leur esprit. Comment résister, comment ne pas y perdre son âme ?
La poésie de Maltaverne en mettant le doigt dans les choses qui dérangent, bouleversent et remuent, nous remet en question, questions reposées à chaque poème, à chaque retour sur poèmes, à chaque vers débordant parfois sur le prochain pour mieux dérouler le rythme éperdu/égaré où malgré nous nous sommes embarqués.
Faut-il résister ?
Faut-il plier ?
Aller comme les honnêtes gens là où
De l’autre côté la ville vit toujours
Sur le dos des honnêtes gens qui passent
Dans l’indifférence générale et finissent par ressembler
A des feux noirs emmanchés sur un poteau
Mais je ne veux pas être comme eux
(…) ?
Faut-il faire sécession ? Faire faux bond et choir dans un fossé plein de boue ?
J’ai suivi pendant des jours une ligne
De fuite à travers la ville en diagonale
Sans qu’il me soit possible d’enregistrer
De progrès dans ces murs qui s’emboîtent
(…)
J’ai suivi pendant des jours une ligne
Sur laquelle je n’ai cessé de me tenir
Pour garder l’équilibre car des vieux
M’avaient dit d’en rester là pour eux
Continuer comme un sous-marin qui progresse dans les eaux profondes, avant que la mort animale te gobe à sec ?
C’est à une traversées d’humanités que nous convie Patrice Maltaverne. Voyageurs intra ou extra-muros de la ville, travailleurs, gens honnêtes, paumés soumis à l’alcool blafard… tous se confondent et se croisent dans la ville anonyme qui engouffre silhouettes et individualités. Tous confondus sur une même ligne d’où déraper – peut-être le faut-il pour ne pas perdre l’équilibre –, sur la même route et sur le bord, dans l’indifférence générale et Je / Toi / le poète
Je reste sur le bord de la route
Laissé pour mort par les voitures qui tournent
Sur leur circuit automobile avec cette monotonie
répétitive
Qui caractérise les âmes ignorantes de leur mort
Maltaverne n’écrit pas de main morte ni de fausses notes sur la partition ici d’un voyager vrai (Pierre Bastide in Préface), plus que vrai s’il est vrai que la vraie vie est ailleurs ?
Je me dis soudain qu’il faut quitter
Cette route pour être un dieu aujourd’hui
Mais le soleil à force de nous ignorer
Prépare peut-être un nouveau coup d’état
Faut-il écouter les vieux poètes, mais leurs paroles ne sont-elles pas leurres / miroirs aux alouettes ?
Les vieux poètes pensent que l’on écrit
Des poèmes pour chacune des rues qui élèvent
Des hommes au singulier si bien qu’ils
Se réveillent avec une voix nouvelle pour vivre
Mais ce n’est pas vrai seule compte
La géométrie de ces espaces monotones à enchaîner
A notre silence qui n’est pas étourdi
Sur la terre comme dans une ruche pâle
Allez travailleurs ! Marchez dans des rues juste
Parallèles !
Alignez-vous avec le goudron avec votre tête
Déjà réduite à de la bouillie sans blessure
Et qui compte ses morts dans une tombe
Pour l’ouvrir il faudrait ouvrir le ciel
Puis passer un laser à travers ces choses
Qui nous empêchent de voir la ville expier
Le mutisme de ses crimes d’oubli permanent
/ Faut-il / Faut-il… Resterait-il ne serait-ce qu’un faux leurre où se retenir où se sentir vivre ?
Car il faut bien vivre avant de mourir
Faut-il / Faut-il…
Faux partir !
Murielle Compère-Demarcy
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