Fauré et l’inexprimable, Vladimir Jankélévitch (par Augustin Talbourdel)
Fauré et l’inexprimable, Vladimir Jankélévitch, 2019, 348 pages, 21 euros.
Edition: Plon
Il n’y a rien de moins fauréen qu’un livre sur Fauré : Jankélévitch est le premier à l’admettre. La musique et l’ineffable n’en était pas un, bien que Fauré ait soufflé au philosophe la plupart de ses théories musicales, notamment celle de « l’expressivo inexpressif ». « Faire sans dire », telle serait la devise de Fauré dont la musique échappe généralement à toute analyse et ne demande qu’à être jouée. S’il n’y a pas d’esthétique fauréenne, si son art est « sans arrière-pensées métaphysiques », il y a néanmoins un « je-ne-sais-quoi » fauréen que Jankélévitch aborde dans le dernier texte et qu’il attribue au charme de sa musique.
Jankélévitch a toujours eu une prédilection pour les compositeurs français - et pas seulement - héritiers du romantisme : Debussy, Fauré, Ravel, Chausson, Duparc etc. Comme Barthes, il s’est particulièrement intéressé aux romantiques allemands, en particulier à Liszt, tandis que Barthes a davantage écrit sur Schumann. On pourrait d’ailleurs mêler la musique de Fauré à « l’orage romantique » qui, selon l’expression du philosophe, balaie le clavier à la recherche du nouveau.
Cependant, Jankélévitch montre que Fauré n’est pas un Schumann un peu moins épais, comme on le lit parfois. Grâce à une écoute attentive, riche de références musicale et littéraire, de son œuvre pour piano, pour chambre et de ses mélodies, le philosophe donne à lire un précis de grammaire fauréennequi peut servir de référence sur le compositeur.
Le monde de Fauré est celui de l’amphibolie et de l’enharmonie. Dans son langage, rien d’inexpressif ne subsiste, tout paraît emporté par l’eau vivante bergsonienne. Ici repose le paradoxe fauréen, selon Jankélévitch, celui de la « moelleuse précision » : Nocturnes, Impromptus, Quatuors et cycles de Mélodies semblent avoir été composés par « une main de fer dans un gant de velours ». Alors le philosophe peut cerner l’inexprimable fauréen, c’est-à-dire à la fois l’indicible et l’ineffable, et perçoit son « intention de soustraire, de voiler, de dérober » qui fait le charme de sa musique. La vocation de la musique, selon Fauré, est de « nous élever le plus loin possible au-dessus de ce qui est » et de répondre à un désir inapaisable de choses existantes, de « faire entendre l’appel du je-ne-sais-quoi et de l’absolument-autre », ajoute Jankélévitch.
En ce qui concerne les mélodies de Fauré, Jankélévitch affirme l’autonomie du discours fauréen qui se développe « selon sa logique immanente » et où la mélodie, comme le texte, « s’installe directement, avec une espèce de fervente spontanéité ». Pourtant, le philosophe ne manque pas de remarquer que, au moment de choisir le support littéraire de ses mélodies, le compositeur préfère généralement, aux reliefs hallucinants de Baudelaire, les paysages verlainiens « habillés de rose et de gris où il n’y a que nuance et feinte exquise, où tout est demi-jour, demi-teinte, pénombre, sourdine, où tout est Presque et Quasi… », ou ceux de van Lerberghe et de Maeterlinck.
Le rêve fauréen, contrairement au rêve romantique, n’est pas la « délectation morose d’une conscience malheureuse » mais « obéit à l’appel du futur et demeure ouvert sur l’horizon lointain ; aspirant à un ailleurs fabuleux, Fauré trouve cette joie calme et claire que des périples illusoires n’ont pas apportée à la neurasthénie subjectiviste. » Chaque matin, chez Fauré, est le « premier matin du monde » : sa musique se tient, comme toujours, sur le seuil, ses mélodies tâtonnent, ses barcarolles tendent à devenir des berceuses. La pensée de Fauré, si l’en est, erre toujours mais ne vagabonde point. Voilà où réside, selon Jankélévitch, son charme.
Augustin Talbourdel
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