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Faits divers, Bernard Delvaille, Seghers, 1976, repris dans Œuvre poétique (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 24.05.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, La Table Ronde

Faits divers, Bernard Delvaille, Seghers, 1976, repris dans Œuvre poétique, La Table Ronde, 2006, 487 pages, 29 €

Edition: La Table Ronde

Faits divers, Bernard Delvaille, Seghers, 1976, repris dans Œuvre poétique (par Patrick Abraham)

Notule sur Faits divers de Bernard Delvaille

 

À la mémoire de Dominique Preschez (1954-2021)

 

Avec Faits divers, Bernard Delvaille, né en 1931 à Bordeaux (comme Jean de la Ville de Mirmont) et mort à Venise en 2006 (comme Frederick Rolfe), essayiste et diariste de talent par ailleurs (1), a sans doute publié son recueil le plus personnel et abouti, sinon le plus accessible. Les quelque soixante poèmes qui composent le livre sont courts, voire lapidaires (une vingtaine de vers pour les plus longs). Le vers se caractérise lui-même par sa brièveté, réduit à trois ou quatre mots. Cette disposition, jointe à l’irrégularité rythmique, à l’absence de titres (à de rares exceptions près), de ponctuation et de rimes, au relâchement épisodique et délibéré de la syntaxe, donne à la voix de l’auteur un ton vite identifiable.

On aurait envie de parler de phrasé delvaillien : un ami distant se raconte au hasard des réminiscences sans se préoccuper de savoir s’il sera vraiment écouté. Il s’adresse à soi, d’abord. Il se souvient de ses voyages, de ses rencontres, de ses amours, de ses joies, ne livrant de son passé que des bribes, des allusions énigmatiques qui suffisent à émouvoir. Il faut se réciter les vers de Delvaille par un crépuscule brumeux, en automne, ou une matinée couverte de juillet, dans un pays où l’on ne connaît personne, où personne ne vous connaît – lors d’une promenade sur les rives de l’Escaut ou à travers les rues de Lisbonne par exemple.

Le recueil se divise en six parties renvoyant aux lieux d’errance favoris du poète : Londres et New York surtout, avec un détour jusqu’à la Californie et par l’Italie et l’Allemagne du Nord. Les nombreux toponymes contribuent à la séduction et incitent à la rêverie : « Nous avons acheté / dans un fish’n chips / encore ouvert / du poisson pané chaud / à l’Odeon Palace » ; « Feuilles mortes / si tu longes / Bayswater / par les allées du parc / un soir d’automne / étonne-toi » ; « et peut-être / te précéderai-je / étranglé / dans les delphiniums / d’un petit jardin / de Hammersmirth » ; les pérégrinismes, sans italique le plus souvent, avivent la crudité d’une vision : « Dans les lavatories / Gentlemen / du subway / à la / Trente-Quatrième Rue / le sexe / arraché / d’un jeune homme / se caille ». Faits divers, par son unité, s’apparente à un manifeste cosmopolite. J’invite le lecteur à se reporter à la préface de l’Anthologie de la nouvelle poésie française éditée par Delvaille en 1977 : « La patrie, c’est le monde entier, celui des choses visibles comme celui des choses invisibles ».

Les emprunts à l’anglais ont une autre signification, me semble-t-il ; c’est la langue du rock, de la pop, de l’ivresse contestataire des années 60-70, donc, pour un écrivain ayant atteint la quarantaine, des ultimes prodigalités de la jeunesse : « Botté de requin blanc / émerge David Bowie / qui chante / Lady grinning soul ». Hommage est aussi rendu, au début du recueil, à Scott Joplin : il y a des affinités jazzistiques dans la poésie de Delvaille. Fut-elle longtemps méditée puis corrigée comme pour Cavafy ou résulte-t-elle d’une brusque inspiration ? Peu importe. Seul l’effet produit compte : vivacité maîtrisée de solos.

Voyages et rencontres, ai-je dit. Promeneur baudelairien, rôdeur intempestif, voyeur mélancolique, Delvaille aime la nuit, les ports, les pubs, les jardins sous la pluie, les grands hôtels, les urinoirs souterrains, endroits propices au désir, à l’illumination de la drague et aux bouleversements furtifs : « dans Holland Walk / aux feuilles / de novembre / les garçons / s’enculent / Sur un air à la mode / en 1930 ». On le voit, comme chez Jean Sénac et William Cliff, comme chez Verlaine déjà avec Hombres, pour notre plaisir, les registres se mêlent, du lyrique à l’obscène.

Les sensations jouent un rôle primordial. Des odeurs réputées ignobles captivent (« Le journal déposé / à cinq heures / devant la porte / dans le couloir qui sent / les ordures ménagères brûlées » ; « Dans les toilettes / d’un bar / faux marbre / et phénol / seul / dégueulant ton âme / verrou clos »), éternisent l’instant et permettront, par la remémoration, dans une filiation proustienne peut-être, le surgissement d’une saison enfuie. Une romance de Schumann venant d’une pièce voisine s’accorde à un ciel d’orage : on note dans Faits divers une fine sensibilité atmosphérique.

L’œuvre de Delvaille est nourrie de ses admirations. On songe à Levet, à Larbaud, à Cendrars, à Morand, qu’il a commentés. À Blake, De Quincey et Laforgue, qui apparaissent. Par sa netteté et sa pudeur (son balancement entre pudeur et impudeur plutôt), son refus de l’emphase et du pathos, sa concision élégiaque, son éloignement des recherches formelles stérilisantes, son immédiateté, elle évoque le plus singulier des poètes italiens du vingtième siècle, Sandro Penna, proche de Delvaille non tant par ses inclinations amoureuses que par la manière dont il les a utilisées.

Ai-je bien fait comprendre mon goût tenace, depuis plus de trente ans, pour la poésie de Bernard Delvaille ?

La mort est une

tubéreuse

 

Patrick Abraham

 

(1) Lire Le Plaisir solitaire (Le Temps qu’il fait, 2005) et les trois volumes du Journal, 1949-1962, 1963-1977 et 1978-1999 (La Table Ronde, 2000, 2001, et 2003).

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