Extra pure, Voyage dans l’économie de la cocaïne, Roberto Saviano
Extra pure, février 2016, trad. italien Vincent Raynaud, 544 pages, 8,20 €
Ecrivain(s): Roberto Saviano Edition: Folio (Gallimard)Cinquième livre d’un auteur révélé en 2007 par son extraordinaire Gomorra, qui a fait couler tant d’encre et a valu à son auteur d’être un nouveau Rushdie pourchassé, Extra pure est un recueil d’enquêtes au plus près de cet enfer de la drogue, analysant lieux, moteurs et phases de production.
En 2016, Roberto Saviano, Robbè pour les intimes, poursuit son œuvre de dénonciation des mafias, du blanchiment de sommes colossales, des violences causées par ce gigantesque marché blanc. Il le fait par sa chronique de La Repubblica, il en dresse des analyses plus fouillées dans cet essai, divisé en 7 parties (aux titres de Coke#1 etc.)
A l’heure où notre auteur a le courage exemplaire d’écrire en dépit de tout – la solitude, la garde serrée – sept policiers de vigilance –, la quête si difficile de la vérité, et surtout les attaques de pure vilenie : ne le voilà-t-il pas accusé de tous les maux, et en prime dans les zones où il a dénoncé le mal ? à Secondigliano, à Scampia, à Napoli, il est traité de la pire espèce (par voie d’affiches, d’accusations publiques…), un peu comme si l’on reprochait à Marta Hillers de Une femme à Berlin d’avoir dénoncé les centaines de milliers de viols perpétrés par les Russes libérateurs en mars-avril 45, un peu comme si l’on rendait responsable du Goulag ce courageux Chalamov qui a vécu l’enfer gelé de la Kolyma (bagne sous Staline). C’en est à vomir tant les gens sont oublieux de la générosité et des risques pris. « Le premier qui dira la vérité sera exécuté » comme le chantait si bien Béart.
Extra pure dévide le long chapelet des organisations mafieuses qui tressent à travers le monde l’écheveau terrifiant de la drogue, de l’Amérique latine à l’Afrique, en passant par l’Europe largement demandeuse des substances illicites.
Et la liste aussi terrifiante des barons et autres parrains mexicains, russes, colombiens, barcelonais, madrilènes, calabrais, qui ont sévi les dernières années.
Et le catalogue des enquêtes, des perquisitions, des astuces pour renouveler les caches des produits blancs, des saisies multiples (parfois dans des lieux les plus insolites).
Saviano passe en revue les codes (les noms, les symboles de la coke), les guerres des clans pour assumer le meilleur contrôle et les violences : les cartels, les chefs narcotrafiquants (d’El Bufalo à El Chapo, en passant par les Zetas), la main-d’œuvre, le trafic au quotidien, le transfert, l’économie générée et le blanchiment à 97% des sommes nées de l’immense économie clandestine.
La langue des récits qui relatent ce monde visqueux, glauque, féroce, bestial, est d’une précision exemplaire pour visualiser l’industrie souterraine du mal absolu. Elle est au plus près des acteurs qui font de la coke le nerf de la guerre la plus capitaliste du monde : elle montre comment se structurent les groupes, comment les « petits détaillants », les dealers, sont happés par la tête, comment par toutes voies possibles (bateaux, avions, estomacs) la blanche s’achemine partout jusque dans les ports proches d’Italie (côte ligure, Livourne, Gioia Tauro, etc.), comment l’argent généré se retrouve quasi le plus naturellement du monde dans le système bancaire traditionnel.
Le grand mérite de Robbè est de rendre le lecteur sensible à la déperdition de toutes les valeurs humanistes, quand on nous montre à ce point les cercles de l’enfer : des gangs qui s’entretuent, toutes les victimes collatérales, la contamination des êtres, des esprits, des groupes humains.
Le narrateur n’est pas tapi dans un coin obscur, il tente comme nous de comprendre les racines du mal : et comme pour les mafias analysées par ailleurs (la camorra), la pieuvre est extensible à souhait. Selon la logique du mal qui se propage, génère des fortunes, ensemence une folle dérive des offres et demandes.
« La férocité s’apprend » titre-t-il (p.122), « le narco-Etat » qui sans vouloir « défier le pouvoir officiel » l’utilise, le « vide de sa substance » (p.190), les trop nombreuses « Routes » de la drogue : le tableau est édifiant, donne la nausée, démontre que la lutte que les autorités entreprennent, réussissent parfois, est sans cesse à relancer tant les profits, les structures de l’économie de la cocaïne se rechargent comme des armes, s’étendent, prolifèrent et gagnent tous les continents.
Le constat n’est pas seulement de l’ordre de la catastrophe, il révèle aussi la part étonnante des saisies, les pertes aussi des cartels (parfois en un jour des millions de dollars partis en fumée) : le combat de l’auteur n’est pas vain. Il éclaire, comme pouvaient le faire Zola, Mandelstam ou Pasolini, le monde qu’il s’agit de découvrir (en vérité), d’aider, de faire évoluer.
La dernière partie de l’ouvrage est un regard personnel sur l’investissement de tous les instants d’un auteur soucieux, non seulement de la quête de la vérité, mais aussi des histoires réelles qui puissent générer chez le lecteur un sursaut moral, d’intelligence vive, de savoir nouveau. Le reclus qui écrit ces lignes, qui, coupé du monde depuis l’âge de 28 ans, mérite tous les éloges. Il est né en 1979. Nous lui souhaitons longue très longue vie. Des écrivains de cette trempe manquent… terriblement.
Philippe Leuckx
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