Extermination des cloportes, Philippe Ségur
Extermination des cloportes, janvier 2017, 288 pages, 18 €
Ecrivain(s): Philippe Ségur Edition: Buchet-Chastel
Dix ans après la publication d’Écrivain (en 10 leçons), Phil Dechine, le héros de cet ancien roman a pris du grade. Veuillez désormais l’appeler « Don » Dechine.
Ça fait chic pense son épouse Betty et ça sonne à la hauteur de son ambition : quitter son poste de professeur de lettres modernes pour écrire un best-seller pendant que sa femme passera son doctorat.
Seulement pour écrire un bijou littéraire, il faut du temps, du calme, et surtout une vie débarrassée des petits tracas du quotidien afin de trouver l’inspiration. Or les soucis s’accumulent dans la vie du futur grand écrivain plus vite que les mots sur la page blanche. Après une journée passée à enseigner le français à « quarante titulaires de comptes Facebook et Twitter », à répondre au harcèlement d’un voisin influent auprès du syndic de l’immeuble, à réparer un chauffe-eau récalcitrant, à payer des contraventions et des taxes foncières, quoi de plus naturel et de plus réconfortant pour Dechine que de se caler devant la télévision et de regarder l’un des épisodes de l’intégrale des Soprano.
Le moment de coucher sur le papier la prose grandiose de celui qui se prend pour le fils spirituel de Borges est sans cesse repoussé aux calendes grecques, et ce n’est pas cette saloperie d’insecte qui s’incruste dans l’iris de son œil droit qui va lui faciliter la tâche.
Un insecte ? non, un cloporte, animal indésirable qui a la particularité de s’incruster là où bon lui semble pour y nicher sa portée. Du moins c’est ce que Don croit jusqu’au moment où un ophtalmologiste lui apprend qu’il souffre de la maladie de Fuchs, une dégénérescence de la cornée.
Devenir aveugle, Don Dechine n’en a cure : « Je pensais aux héros de mon panthéon personnel. Ils étaient passés par là avec courage, avec grandeur, et ils avaient surmonté l’obstacle. Je pensais à Hannibal le borgne. Je pensais à Hermann Hesse le bigleux. Je pensais à Borges l’aveugle. Et bientôt il y aurait Don Dechine le non-voyant » (p.73).
Le prétendant au Nobel de littérature épaulé par son épouse dévouée doit fuir ce bas monde saturé de soucis perpétuels, se retrancher à la campagne pour, en toute quiétude, pondre enfin son chef-d’œuvre, encore n’a-t-il pas encore fait l’expérience des mandataires immobiliers. « On nous les avait dépeints comme des tueurs, des mercenaires sans foi ni loi, capables de vendre n’importe quel bien en un temps record. C’était ce qu’il nous fallait » (p.177).
Humour tout en finesse parfois grinçant au bout de la plume, Philippe Ségur est fidèle à ses héros à côté de la plaque. Grand rêveur, plongé malgré lui dans un monde matérialiste, Don Dechine se perd dans les codes d’une société qu’il croit, plus pour épater l’amour de sa vie Betty que par conviction profonde, parfaitement maîtriser. S’ensuivent en cascade des situations burlesques, des dialogues insensés, des incidents et des échecs qui n’entament en rien sa délirante confiance en lui et sa conviction de devenir un jour célèbre. Follement drôle et pathétique, la vie de ce couple se déroule en décalage total de la réalité. Face aux requins de l’immobilier, aux subtilités juridiques, aux banquiers avides, aux verdicts des médecins, l’amour qui les soude est l’ultime rempart, le moyen suprême de trouver une solution à leurs problèmes, d’échapper aux empêcheurs de chimères.
Un amour qui porte leurs rêves, qui se contrefout des obstacles se dressant à chaque tentative de les réaliser, qui les rend aveugles à la cupidité et à la méchanceté. Foncièrement optimiste, à mille lieues d’une littérature contemporaine trop souvent geignarde et catastrophiste, Extermination des cloportes prend le parti-pris de la légèreté et de l’humour pour contrecarrer nos penchants défaitistes.
Si le goût du roman est parfois doux-amer, si le déni guette au détour d’une page, le chemin emprunté pour atteindre la cécité sur les maux de ce jeune siècle a un délicieux et tendre parfum d’humanité.
Une nouvelle fois, Philippe Ségur sait à merveille nous faire réfléchir le sourire aux lèvres.
Catherine Dutigny/Elsa
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