Exister par deux fois, Pierre Bergounioux
Exister par deux fois, septembre 2014, 300 pages, 20 € (ce livre existe aussi en ebook, 14,99 €)
Ecrivain(s): Pierre Bergounioux Edition: Fayard
Ce que nous percevons comme style a pour ressort l’inégalité, in. Le Magazine Littéraire, 2013
On ne fait qu’intérioriser l’extérieur, in. Exister par deux fois, 2014
Pédigrée : né à Brive-la-Gaillarde en 1949. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et agrégé de lettres modernes. Après avoir passé l’essentiel de sa carrière en collège, Pierre Bergounioux dispense des cours aux Beaux-arts de Paris. Entomologiste et pêcheur passionné, il est étonnamment aussi, à son temps retrouvé, sculpteur, recycleur d’objets métalliques ou de bois. En 1984, il publie chez Gallimard son premier roman, Catherine. Lauréat du Prix Alain-Fournier (1986) et du Prix Roger Caillois (2009) pour l’ensemble de son œuvre.
« L’écrit est cet outil, cette arme qui permet d’affronter avec succès nos plus anciens ennemis, l’oubli, l’imprécision, l’étranger que nous sommes nous-mêmes aussi longtemps qu’on n’y a pas fait réflexion, la plume à la main, les êtres successifs, différents, que nous avons été, au fil des ans, et qu’on peut rassembler dans l’espace compris entre deux plats de couverture ».
Avec patience et discrétion, Bergounioux construit une œuvre littéraire, à la fois dense et singulière. Son nouveau recueil, Exister par deux fois, publié aux éditions Fayard/essais, peut être mis en regard avecLe Roi vient quand il veut, un recueil d’entretiens accordés par Pierre Michon et édité en 2007 aux éditions Albin Michel. Cet ouvrage ramasse les entretiens, essais, interventions réalisés avec Yves Reboul, Jérôme Fronty, Paul de Brancion, Paule Petitier, Claude Millet, Gilbert Moreau, Tristan Hordé, et devient le prétexte, pour l’auteur du Carnet de notes, à disserter des grandes questions qui animent sa démarche littéraire depuis une trentaine d’années.
Pierre Bergounioux appartient à la dernière génération d’une société agraire traditionnelle décrite par Marc Bloch dans ses Caractères originaux de l’histoire française (1931). Son père, qui se croyait corrézien, lui a légué son tempérament mélancolique, tandis que sa mère, vive, allante, était originaire du Lot. L’affinité était si marquée entre leurs respectives terres d’origine et leurs âmes, que l’auteur a fait de celles-ci une émanation de celles-là : « Je suis tout du passé », comme disait Montaigne.
L’écrivain revient longuement sur sa conception de la littérature, de l’importance de certains auteurs, certaines œuvres, son rapport à l’écriture, l’écriture de soi, mais aussi sur le rapport entre sociologie, modernité et littérature.
« Les écrivains ont une vue synoptique… C’est que pour avoir conscience de ce qui échappe à la conscience de ceux qui sont en situation, dans l’action, il fallait qu’ils bénéficient de la condition très particulière qui est propre aux écrivains, la chambre, la solitude, le silence, la quiétude, la nuit… Mais la littérature ne constitue pas un monde à part, une activité autarcique. Elle se déduit, en dernier recours, des structures politiques. L’éveil réfléchi de la conscience réfléchissante, du moi, est inséparable de l’Etat-nation… Elle est l’expression des fractions dominantes des successives sociétés… Et jusqu’à la fin du XIXe siècle, écrire est resté l’apanage de groupes restreints, l’aristocratie, la bourgeoisie… En ces termes : Tout rapport de sens est un rapport de force… Oui, la pensée est négation – l’esprit qui toujours nie de Goethe, mais aussi, la pensée, c’est une parole ravalée ou un geste retenu tel que le définissait le physiologiste écossais, Alexander Bain. On bride son premier mouvement, on se tait, d’abord, et cette énergie cinétique qui n’a pu se déployer, va se muer en rayonnement.
Rayonnement qui justement, va à l’encontre de ce qu’eût été le geste irréfléchi, du mot qui nous venait spontanément aux lèvres et qui, pour le coup, n’est plus le bon, appartient au passé parce qu’un autre, proprement inouï, meilleur, va résonner dans la lueur de l’instant, maintenant ».
Extraits choisis :
« – Jérôme Fronty : Une manière d’aborder les choses serait de demander à Pierre Bergounioux comment lui-même a découvert Faulkner.
– Pierre Bergounioux : Pendant une éternité, la dominante, guerrière est engagée dans la vie physique, dans la vie redoutable et abandonne son sens à des narrateurs. Lesquels – c’est une sorte de constance transhistorique – sont des gens diminués d’une façon ou d’une autre. Je tiens pour emblématique le fait qu’Homère ait été aveugle. Comme s’il fallait payer de sa chair, des yeux de la tête, l’accès à une vision élargie, rationnelle, hautement élaborée, de la vie… Trois cents ans plus tard un aède raconta comment il a trompé le Cyclope, quitté Calypso, échappé à Circé, interrogé Tirésias, aux Enfers, vu le fantôme de sa mère… Ceux qui agissent n’ont pas les moyens d’écrire et ceux qui savent, n’agissent pas. C’est l’effet induit, dans l’humanité, par l’invention de l’écriture… C’est parce que les écrivains n’ont aucune expérience de ce qui se passe dans le temps précipité, dramatique, irréversible de l’action, que la littérature est entachée de fausseté dès l’origine…
Stendhal, à trois ans de sa mort, est consul de France à Civitavecchia sur l’Adriatique, et dicte un deuxième grand récit, La chartreuse de Parme… Trois pages du chapitre III annoncent la révolution future… Ainsi, à quelques pas de lui, le jeune héros voit la terre des sillons – il a beaucoup plu la veille et l’avant-veille de la bataille de Waterloo – qui voltige à quatre pieds du sol. La terre saute toute seule à un mètre vingt… Puis, tout près de lui, deux hussards tombent de cheval avec un cri sec. Très loin, des bouillons de fumée blanche et, là-dessus, un bruit insupportable, qui le scandalise… Comment peut-on se permettre de faire autant de bruit. Le lecteur a deviné que Fabrice se trouve sous le feu de l’artillerie anglaise. Ce sont les boulets de canon, trop rapides pour être visibles, qui font voler la terre des sillons, tomber les cavaliers. Ça se termine par la phrase la plus célèbre : “Il n’y comprenait rien du tout”. C’est peut-être la plus importante phrase qu’on ait écrite en France, et dans le monde, au XIXe siècle. Le narrateur a près de cinquante ans – qui depuis Homère, arrogeait la conduite du récit et livrait la version décontextualisée, dépassionnée, rationnelle entièrement intelligible, des événements, a cédé…
– Jérôme Fronty : C’est-à-dire qu’il faut qu’on parle un peu de Faulkner.
– Pierre Bergounioux : Ah oui. C’est de lui qu’il est question… Mais au fond, je n’ai parlé que de Faulkner même si c’était sous divers noms… Ça fait donc à peu près quatre-vingt-dix-ans. L’Europe est devenue folle, dans l’intervalle… Ses grands écrivains l’annoncent. Ils sont trois, puisqu’il y a trois grands pays, alors, pour se disputer la suprématie mondiale : la France, l’Angleterre et l’Allemagne. La littérature se déduit mécaniquement du poids, de la puissance, du rayonnement des Etats-nations engagés dans lutte suprême… Marcel Proust, nous livre le récit de sa recherche infructueuse et ce sera l’œuvre qu’il ne pouvait réaliser. Joyce, est Irlandais, donc catholique et à peu près aveugle, il récrit l’Odyssée. Le troisième écrivain s’appelle Kafka, il s’établit d’emblée, les yeux ouverts, au cœur des envahissantes ténèbres. Le XXe siècle, c’est celui de l’Amérique. Celle-ci récapitule, en trois ou quatre générations, ce que l’Europe avait mis cinq mille ans à obtenir, l’écriture, une religion monothéiste… A quoi s’ajoute la grande prose narrative inventée par Homère…
Etre fidèle à la réalité, à sa vérité, c’est restituer aux intéressés, aux acteurs, aux personnages, en totalité – et non pas comme Stendhal, sur trois pages – la conduite du récit. Ce qu’il y a de révolutionnaire chez Faulkner, c’est qu’après que, cinq millénaires durant, des archivistes à clous, des scribes, des intellectuels frileux, maladifs, casaniers, ont donné leur vision distante, dépassionnée des faits pour la réalité, quelqu’un s’avise enfin que celle-ci, c’est ce qui se passe sur site, maintenant. Et que les seuls qui soient en mesure d’en témoigner, parce qu’ils l’affrontent, la font, ce sont les acteurs. Donc l’écrivain, le narrateur leur rend la parole, qu’ils n’avaient jamais eue…
L’Europe reprend, en quelque sorte, au commencement, au loin, mais avec les moyens qu’elle n’avait obtenus qu’à la fin. Ce qui a échappé aux plus cultivés, aux plus subtils esprits de l’Ancien Monde saute aux yeux d’un homme d’à peine trente ans… ».
Mais alors pourquoi ce titre : Exister par deux fois ? Pierre Bergounioux s’explique par la dualité de l’être, « d’une chose étendue et d’une autre qui pense », par René Descartes alors que la plupart du temps nous « sommes tellement accaparés par les tâches matérielles de la vie que nous n’avons pas la possibilité de faire ne fût-ce qu’un pas de côté… Et lorsque l’étau de la nécessité se desserre et que, par exemple, on a bénéficié d’une instruction un peu poussée, on peut soumettre l’existence à une réflexion nourrie, guidée par la culture savante ». Mais est-ce seulement cela ?
Il faut lire le recueil de Pierre Bergounioux pour découvrir au fil des pages l’esthétique littéraire, l’ascétisme moral de son auteur et comprendre l’importance de l’intangibilité de la littérature.
Tel un phare par mille labyrinthes, au regard des impossibles, l’écrit sert à éclairer : « Le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant », in.Du côté de chez Swann, Marcel Proust, 1913
Comme un visage au regard fixé dans l’espace, au loin, à l’infini des possibles, et qui vient mourir au bord de chaque éternité ! La vie « est un conte plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot et qui ne signifie rien », in. Le bruit de la fureur Faulkner, 1929 (le titre du roman est une référence à la pièce de théâtre Macbeth de William Shakespeare).
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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