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Exhumation poétique, Andrée Vernay, par Germain Tramier

Ecrit par Germain Tramier le 23.01.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Andrée Vernay, Dernière terre, 1962, 60 pages

Exhumation poétique, Andrée Vernay, par Germain Tramier

« Le triomphe ne sera jamais pour vous.

Faites un baluchon de vos rêves, et le jetant sur vos épaules, partez pour ne plus l’écouter…

Pensez à vous… Jetez-vous sur les grands chemins martelés du pas des multitudes…

J’irai, chantant pour vous, des mélodies robustes »

Andrée Vernay

 

Ce n’est pas une « revie » littéraire que je me propose de faire, mais une exhumation. Qui connaît encore Andrée Vernay, née à Lyon en 1914 et morte à Marrakech le 2 janvier 1942 ? Un phénomène (si ce n’est un lieu commun) n’a cessé de se vérifier au fil des générations, depuis Théophile de Viau ou certains préromantiques, jusqu’à la mort accidentelle de Geneviève Desrosiers dans les années 90 : de nombreux poètes sont morts jeunes, sans avoir le temps de parachever leur œuvre.

Maurice de Guérin, Émile Nelligan, Tristan Corbières, Olivier Larronde, Jean-Philippe Salabreuil, Nicole Houssa, Marie Uguay et Geneviève Desrosiers, pour ne citer que quelques exemples ; tous ces auteurs ont pour point commun d’être des artistes en éclosion, morts trop tôt ou internés, écrivains avortés, au seuil d’une œuvre dont les premières tentatives assuraient les fondations. Si nous pouvons pressentir en eux l’éclosion d’écrivains originaux, la mort, par suicide ou maladie, est venue interrompre leur évolution, au moment où les signes d’une écriture personnelle se dévoilaient. Certains d’entre eux ont eu l’assurance d’une postérité fragile mais durable, Maurice de Guérin bénéficie du travail de Marie-Catherine Huet-Brichard, venue le remettre au goût du jour dans les études universitaires, Tristan Corbières pourrait être qualifié d’auteur majeur, Marie Uguay et Geneviève Desrosiers possèdent un cercle de lecteurs croissant au Québec, où elles figurent déjà comme des poétesses importantes, météores passagères, ayant laissé trace. Olivier Larronde, de par son parcours, l’admiration que lui vouait Genet, l’aide de Jean Cocteau et les illustrations de Giacometti, collecte un capital historique et littéraire qui devrait lui permettre de perdurer.

De tous ces auteurs, Andrée Vernay était la plus mal armée pour affronter la postérité. Morte à 28 ans, n’ayant rien publié de son vivant, il aura fallu l’intervention de Charles de Foucaud et de Marguerite Grépon (qui met en place l’édition originale) pour qu’un premier et unique recueil paraisse, Dernière Terre, aux éditions Debresse, vingt ans après sa mort. À part quelques très rares personnes, peu ont eu la chance de s’arrêter sur les poèmes de Vernay, à cause notamment de leur inaccessibilité mais aussi du peu d’intérêt accordé à son œuvre. Depuis cette première édition, nous ne pouvons pas parler de postérité, elle ne figure que dans quelques anthologies, comme celle de Robert Sabatier (elle-même en partie oubliée), son nom n’est recensé sur internet que depuis très récemment, ses poèmes sont presque introuvables. Elle fait partie de cette foule d’écrivains anonymes, dont les rares livres où recueils figurent sur quelques étagères, perdus entre des livres à la postérité plus sûre. Je ne parlerais pas d’injustice, l’œuvre est mince et il est difficile de savoir justement évaluer un texte oublié. Ce que je peux tenter, ce serait de parler de ma rencontre avec Andrée Vernay, jeune poétesse de l’entre-deux-guerres, tuberculeuse à l’âge de 17 ans, morte à peine dix ans plus tard.

Ce qui frappe dès l’abord d’un poème de Vernay, c’est son intransigeance, son besoin brutal d’accrocher le monde : « une façon d’être en dissidence dans la vie » (Visite au cimetière juif). Elle s’efforce à la sincérité par l’éclosion d’images vives, enchaînées, instinctives : « Je rêve d’une incandescence centrale et unitive ». Déscolarisée dès ses 17 ans, la maladie la condamne à une vie brève, à une inutilité civile ; sa famille est croyante, elle de plus en plus athée, tout dans ce qui lui reste à vivre la révolte. Sortie de la vie, dans l’attente, Vernay écrit. Ses vers ne sont pas clos, ils s’enchaînent dans un rythme large, parfois maladroit, qui épouse le contenu de sa rage. Ce témoignage de l’entre-deux-guerres, ce quotidien d’une malade, ce désir de reconnaissance, la colère et l’apaisement successif d’un corps souffrant, prennent une étrange proportion dès lors qu’on y ajoute l’oubli dans lequel est entrée cette auteure. Les poèmes qu’Andrée Vernay écrit à vingt ans dénotent pourtant d’un talent lapidaire – plusieurs de ses vers tombent comme des formules définitives : « L’ombre était le signe de la branche en fleurs », « Assez chanté la mort… vieux refrain… », « J’ai passé le temps où l’on vit pour la première fois », « La gratuité s’est retirée du monde », « Toi, l’ennemie de ce que j’aime en toi », « Je baise la route qui ne s’arrête pas », « L’air aura la douceur joyeuse de tes cheveux de femme », « Je sais plus que je ne veux te dire. Je sais l’espace, je sais la contenance infinie des secondes ». Tout l’énerve, la marche du monde (elle meurt en pleine guerre mondiale), l’uniformisation, la pauvreté, la condition juive ; tout l’ennuie, les jours qui se répètent, « la terre diversifiée sur laquelle nous traînons notre insupportable similitude », cette « prison » de la maladie ; elle a un besoin irrépressible d’amour, de compassion, de tendresse, Le Chant du pauvre et les multiples Soirs, sont autant de textes où la douceur remplace un instant son dégoût :

« Le froissement du sable comme du blé contre la meule,

Le froissement de l’eau contre la profondeur,

Le flottement du ciel au bord de l’eau…

C’est tout ce que je me rappelle…

Et aussi le bronze d’or de l’extrême azur,

Et je ne sais combien d’ailes,

Combien de transparences

Au-dessus de nos secrets pressés les uns contre les autres

Comme, plus visiblement, se pressaient nos ombres dans le vent ».

(Dernière Terre)

Les textes de Vernay se situent entre le poème en prose et le verset, elle s’inscrit dans la poésie de son époque, emprunte autant à Rimbaud, qu’à Claudel, Supervielle ou Saint-John Perse, du moins le devine-t-on. Mais continuant la voie du verset, ses textes ne cachent pas une certaine perte de foi, une conscience constante, douloureuse ; Vernay vit ses dernières années, elle est lucide, sa condition la pousse du côté de la poésie métaphysique, voire d’une forme d’hermétisme. Si elle évoque à de nombreuses reprises des images ou des concepts religieux, cela tient peut-être à son ancrage familial ; elle ne cesse, en effet, de remettre en cause cette foi qu’elle a reçue à l’enfance. Plus remarquable encore, sa poésie se fait consciente d’elle-même, Vernay dit à plusieurs reprises se méfier des mots, de la parole, de la littérature :

« Que seront les plaintes de ceux qui souffrent à côté de leur souffrance ?

Qu’est le désespoir que l’on dit, à côté de celui qui isole des êtres et des mots ?

Comme autant de mises en liberté provisoires, les mièvreries de nos bouches à paroles ».

(Le Soir)

Vernay sait qu’elle n’est pas encore arrivée au bout de son écriture, elle sait aussi que la tuberculose ne lui en laissera pas le temps ; il lui arrive de se perdre dans une emphase mal maîtrisée, sa frénésie laisse passer quelques maladresses ; mais ces imperfections me semblent collaborer au projet d’ensemble, à son extrême précarité.

Quand j’ouvre Dernière terre, je ressens une étrange impression. Il aurait été impossible de m’attarder sur ces textes si je n’avais pas ouvert un jour une certaine anthologie, si je ne m’étais pas arrêté quelque temps sur ce poème Visite au cimetière juif, qui me semble avec Ce soir et Joie l’un des chefs-d’œuvre de l’auteure. De nos jours, ses lecteurs doivent se compter en dizaines, à peine, elle mériterait peut-être une plus large audience. Je ne veux pas faire d’Andrée Vernay un auteur majeur frappé d’oubli. Je voudrais simplement que ce témoignage soit une première pierre en vue de la réhabilitation d’une voix de l’entre-deux-guerres, une première ouverture sur une œuvre, si mince soit-elle, rendant possible sa survie. L’œuvre d’Andrée Vernay est tombée dans le domaine public en 2012, je me suis efforcé de rendre visible ses poèmes sur internet, et saluerai toute volonté de réédition de son recueil.

 

Germain Tramier

 

Andrée Vernay est née à Lyon en octobre 1914. Elle fit de brillantes études interrompues à 17 ans par une longue maladie qui devait l’emporter. Elle mourut à Marrakech le 2 janvier 1942. Un recueil posthume a paru en 1962, grâce à l’intervention de Marguerite Grépon : Dernière Terre.

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A propos du rédacteur

Germain Tramier

 

Diplômé d’un master de lettres modernes, j’ai eu l’occasion d’écrire un article sur l’autoréflexivité chez C. F. Ramuz, qui paraîtra prochainement aux éditions Classiques Garnier, dans un ouvrage collectif : L’Œuvre et ses miniatures. L’objet autoréflexif dans la littérature européenne, dirigé par Luc Fraisse et Eric Wessler. Quelques-uns de mes poèmes ont été publiés, notamment sur le site Infusion Revue et dans l’ouvrage collectif « Pierre d’Encre n°6 » de l’association Le Temps des rêves. J’anime également une chaîne youtube consacrée aux films d’animation, « Animétrage », qui se propose d’en analyser la mise en scène et s’attache à aborder des œuvres peu diffusées, comme des court-métrages par exemple.