Évasion, Benjamin Whitmer (par Léon-Marc Levy)
Évasion (Old Lonesome), septembre 2018, trad. américain Jacques Mailhos, 404 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Benjamin Whitmer Edition: Gallmeister
Benjamin Whitmer nous fait, avec ce roman, un exercice de style. Il pose tous les codes du roman noir et en extrait un monument classique, hommage au genre et aux grands auteurs qui l’ont illustré. On pense à Goodis, Hammett, Lee Burke. C’est un pied-de-nez aussi aux auteurs modernes ou post modernes (comme ils disent) du genre. Pas de chichis, pas de maniérisme qui veut bousculer les codes pour bousculer les codes, pas de polices de caractères différentes et autres fantaisies agaçantes. Whitmer est un maître du roman noir et il l’affirme, haut et fort.
Un groupe de prisonniers évadés courent dans la nature. A cause des conditions climatiques épouvantables – tempête de neige interminable – ils ne peuvent aller bien loin. Ils se réfugient dans diverses maisons voisines de la prison dont ils sortent. A leurs trousses, matons, flics et journalistes à la recherche d’un scoop. Et une femme, celle de Mopar, l’un des évadés. Tous, fuyards et traqueurs, se meuvent dans un monde fantomatique, ouateux, où rien ne se voit. On devine à peine les silhouettes. Impossible de les identifier à vue.
« C’est une prairie fantôme. Angoissante et froide, sous l’étrange clair de lune. Monde étiré, fin, comme si quelqu’un avait monté la pesanteur d’un cran. Sifflement à peine audible de la neige qui tombe, oblique dans le vent puissant. Arbres sombres aux contours flous, qui renvoient à Stanley son regard noir. Tout est fixé comme sur une page. Creuse, froide, emplie d’échos et d’abandon.
Stanley ressent aussi l’étrangeté de ses propres mouvements. La neige accumulée qui lui aspire les pieds. Les bruits, les craquements qu’il entend tout autour sans vraiment parvenir à les localiser. Sans doute des masses de neige qui tombent des arbres. Des branches qui cèdent, charge limite atteinte. Sans doute ».
Whitmer taille ses personnages à la serpe, brutaux, cyniques, sans morale. Évadés comme chasseurs. La meute forme un tout dans le brouillard et la neige. Tout se confond. Il n’y a pas de bons chasseurs et de méchants prisonniers. Le monde de Whitmer se situe tout entier dans une humanité par-delà le bien et le mal. Les images floues, à peine discernables du cadre, sont les échos de la confusion des êtres et des valeurs. Et la porosité de la frontière entre les bons et les méchants parachève ce triste melting-pot d’individus hagards, bourrés d’alcool et aux histoires terribles. Des personnages sortis droit semble-t-il de l’enfer.
« Sparrow s’extrait de sa voiture. Il a des cheveux en bataille, un blouson de moto en cuir et il lui manque l’œil gauche. L’orbite est grêlée et scarifiée comme si elle avait été creusée avec une barre à mine. Le reste de son visage est pire ».
Il n’en reste pas moins que ces êtres en déshérence touchent par leurs trajectoires tragiques. Des vies erratiques achevées dans une prison enfouie au fond de nulle part et dans une évasion qui semble vouée au pire. Mopar dit bien le rêve de liberté qui garde ces êtres perdus dans l’humanité.
« En prison tu construis ton temps. Tu fais des piles de temps avec le claquement des cuillers sur les assiettes en fer, avec l’odeur du nettoyant industriel et l’odeur de la sueur, avec les pas et les pas sur le goudron de la cour, avec les visages plats des matons comme des trucs gravés à l’eau-forte sur un mur en béton, avec les ampoules nues de 200 watts qui vrombissent pendant que tu te branles dans une poignée de pommade, avec le sifflement et le cliquetis des tuyaux dans les murs, avec les petites tapettes aux mentons secs et aux lèvres gercées. Tu empiles ça comme un château de cartes, et Mopar venait de réaliser qu’il n’en pouvait plus de faire des piles ».
Benjamin Whitmer – traduit impeccablement par Jacques Mailhos – nous offre un déjà classique du grand roman noir.
Léon-Marc Levy
P.S. : on peut se passer de lire la brève préface de Pierre Lemaître, parfaitement insignifiante.
VL3
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